Misère, précariat, logement

Texte par Paul Ardenne
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: Aéroport à Berlin, décembre 2015 © UNICEFUNO421 Gilbertson VII Photo

Les architectes font peu de cas de l’habitat des exclus, pourtant en nombre croissant. L’ONU, début 2017, comptabilisait à l’échelle mondiale 65 millions de nos frères et sœurs humains jetés sur les routes incertaines de la migration, un record historique. Un milliard de personnes, au même moment, occupaient les bidonvilles, slums et autres favelas gangrénant les périphéries des métropoles globales de notre planète. Sans oublier, mal comptabilisables mais en rangs serrés, les clochards de toute nature, qu’on les nomme « SDF », « Sans Domicile Fixe », ou autrement. Trois Terriens sur dix, au total, sont donc des précaires mal-logés. Le signe qu’il est temps de bâtir pauvre, et confortable si possible.

Canal Saint-Martin, Paris, hiver 2006-2007 © D.R.

Mon corps ma maison

Dire que le pauvre n’intéresse pas le riche est faux. La meilleure preuve en aura été donnée, en 2015, lors du sélect Forum économique mondial de Davos. Ce club très fermé, celui des plus opulents représentants de la planète, consacre alors un long chapitre de son mémorandum annuel, Global Risks, à, dixit, l’« urbanisation rapide et incontrôlée ». Cette étude rigoureuse rend compte d’une tragédie et d’un péril. La tragédie, c’est la croissance rapide de ce que les géographes ont pris l’habitude d’appeler la « bidonvillisation », comprendre, l’accroissement exponentiel des bidonvilles de tous types, ceux des populations migrantes y compris, dans l’actuel processus d’urbanisation des pays en développement. Le péril, c’est la multitude de risques que fait peser cette croissance anarchiste du tissu urbain pour les populations qui y vivent mais aussi pour les populations plus aisées, le repli factuel de ceux qui en ont les moyens sur les Gated et autres Protected Districts n’étant qu’une option de secours. Ces risques multiples ? Le mal-logement, certes, mais aussi ses effets induits : pénurie d’eau et d’électricité, sous-équipement public et déficit d’éducation, promiscuité, prostitution et criminalité, saleté endémique et exposition à des pollutions diverses et pathogènes, émeutes urbaines.

Centre d’hébergement du Bois-de-Boulogne à Paris © Jean-Baptiste Gurliat

Le clochard terrestre : le corps comme habitat

Être misérable ou condamné à errer de par le vaste monde égale endurer l’expérience du pire manque qui soit, le manque du nécessaire. Se vêtir, manger, se soigner, pour l’individu précaire, constitue déjà un exploit, une véritable quête existentielle. Se loger, plus encore. Intense challenge que celui-ci, y compris dans les pays développés dotés de SAMU sociaux, de logements affectés et de dispositifs solidaristes. Ne parlons pas, last but not least, de ces besoins tout aussi essentiels à l’être humain que sont la dignité, l’affection et la reconnaissance, dont misérables et errants sont en large part privés. Affreux, sales, méchants croira-t-on volontiers, encombrants de toute façon dans le paysage. Cachez-moi ces pauvres que je ne saurais voir.

Maison des jours meilleurs, conçu à la demande de l’abbé Pierre, en 1956 par Jean Prouvé. © Centre Pompidou – Mnam/CCI – Bibliothèque Kandinsky-Fonds Jean Prouvé – ADAGP – Dist. RMN-Grand Palais

Regardons l’errant ou le clochard, une figure familière de longue date. Familière mais, précisons-le, non souhaitée ni aimée. La France de Louis XIV, sur ses près de vingt millions de sujets, comptait trois millions d’errants, ces ancêtres des chemineaux du xixe siècle et des hobos du xxe siècle. Ne cherchons pas trace de ceux-ci dans les représentations du temps, ils n’y existent pas ou, quand c’est le cas, vus de loin au hasard de quelque image pittoresque censée dire ce qu’est la vie quotidienne au temps du Roi-Soleil. Du point de vue symbolique, il faut attendre le xvie siècle et Jérôme Bosch pour voir l’errant, ce prototype du SDF contemporain toujours suspect de malhonnêteté, accéder au rang de la représentation artistique, mais alors sur le mode de l’exception qui confirme la règle. Le Vagabond, que Bosch peint autour de 1500, montre un homme en hardes, avec aux pieds deux chaussures différentes, quittant une auberge qui pourrait bien être un bordel. Sur son dos, une grosse boîte et quelques effets, et à ses basques, le regardant de travers, quelques représentants de la force publique dont l’un se soulage la vessie, signe de mépris. Guère flatteuse, cette représentation exsude la détresse physique et morale de l’individu socialement abandonné, un être dont la principale patrie est la route et dont l’essentiel des moments de convivialité consiste à affronter la méfiance publique et le contrôle policier. (…)

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