ARCHITECTURE ET MUSIQUE

ESQUISSE D’UNE PROMENADE SONORE

 

 

Cela fait déjà dix ans qu’au détour d’une promenade en France le leader des Tindersticks a posé ses valises dans la Creuse, un peu loin de tout, au calme d’un lieu qui l’a séduit pour créer son nouveau studio. De lieux en lieux c’est le désir qui guide son aventure « une tentative pour atteindre ce que tu souhaites, toucher ce que tu veux vraiment ». Avec son groupe comme avec d’autres musiciens, sa musique naît toujours de dialogues et d’échanges et son studio colore ce travail, il est à son image : grand, obscur et accueillant.

Stuart A. Staples habite un village. C’est surprenant d’imaginer que la voix profonde des Tindersticks nous vient de là, pour lui le lieu du studio est essentiel, il nourrit le travail du musicien à tous les stades. Son studio est son paysage. L’expérience de l’enregistrement de son premier album solo dans le studio de Rodolphe Burger à Sainte-Marie-aux-Mines, a eu une influence certaine. Il se souvient que pendant les premières années son espace feutré, niché dans le grenier d’une grange du XVIIe siècle, n’avait même pas de fenêtres « je n’ai jamais songé à la vue, juste à l’espace pour vivre et travailler ». Intimement liés, le lieu et la musique, ou plutôt le lieu de la musique, est une source d’inspiration, presque une méthode de travail, comme un voyageur à bords d’un vaisseau spatial traverserait des géographies inconnues.

 

« Mon studio, c’est sans doute le meilleur endroit pour écouter ma musique. Je crois que l’espace me rappelle comment je me sens et comment je ressens la musique. C’est très direct, le lieu que j’ai construit à un impact sur moi chaque jour. »

 

Aujourd’hui avec son nouvel album solo « Arrhythmia » il traverse les îles Grecques. Avec la vidéo de « Memories of love », composition hypnotique, Stuart construit une forme de cristallisation qui fixe la rencontre entre un paysage, une lumière et un geste. On retrouve les fondations de cette construction instrumentale dans « A year in small paintings » instrumental de 30 minutes pensé comme l’accompagnement à la série de 365 peintures de sa femme Susan Osborne : un ciel peint chaque jour, pendant une année. Claire Denis a souhaité l’utiliser pour un film et l’échange entre ces deux « regardeurs » s’est naturellement prolongé.

Depuis bientôt 25 ans, ils forment un autre type de duo, avec « Nenette et Bonie », « White material », « Trouble everyday », des films qui inscrivent la musique dans sa relation à l’espace, au mouvement, au montage, une atmosphère où les images servent de guide. Cette idée de l’image musicale, c’était aussi la rencontre avec les films de F. Percy Smith (naturaliste et documentariste) pour lesquels Stuart a composé « Minute Bodies », bande son immersive et intimiste.

« Londres est une ville dense, tentaculaire, qui devient de plus en plus folle, alors que Paris est une ville bien plus définie par son architecture, cela empêche la folie urbaine. »

 

Il aime s’emparer des lieux, ici à Paris ou à New York, il aime marcher pour colorer une musique qui l’absorbe déjà, la ville est un décor. Londonien pendant 17 ans, des morceaux comme « Say goodbye to the city » ou « City sickness » traduisent son oppression urbaine et construisent une résistance pour ne pas se faire avaler. Ils marquent aussi le début de sa séparation avec le monde urbain.

 

À 12 ans, en 1977 il écoute du punk. Entre les terrains de football et les mines de Nottingham, la perspective est étouffante ; il étudie le dessin, se forme à l’architecture et devient dessinateur. Mais, toujours habité par la musique, il rencontre David Boulter et Neil Fraser, futurs Tindersticks. Ils jouent ensemble, aucun n’est bon musicien mais c’est l’échange qui compte, le rock est leur terrain de liberté. Le chantier a démarré en partant pour Londres. Une certaine pensée architecturale lui reste de cette période, lui qui cherche à traduire des sensations dans ses constructions musicales. Il aime à organiser les compétences et le talent des musiciens avec lesquels il travaille, en être inspiré et pouvoir les inspirer en retour, comme un chef d’orchestre.

 

Ce travail de transmission a pris corps dans un bâtiment : le musée de la première guerre mondiale de Ypres. Les espaces résonnent d’une histoire dramatique dans des fréquences spécifiques. Pour ce projet il a commencé par traverser les salles en jouant de son melodica, il écoute en retour le bâtiment qui résonne en mi bémol. C’est en découvrant le mémorial pour les soldats Allemands, le jardin où les sculptures de Käthe Kollwitz « Les parents en deuils » surplombent les stèles qu’il est littéralement envahit .Cette puissance émotionnelle est à l’origine de sa proposition, elle devient la création du paysage sonore du musée : des boucles de 8 minutes qui se transforment tous les 5 mètres, fluides, intenses, graduelles, qui dessinent un continum spatial mieux que certaines architectures et réinterprête la promenade corbuséenne.

 

« Ypres est une ville très étrange où tout a été détruit, et tout y a été reconstruit à l’identique. Il y a là-bas quelque chose d’indéniable mais qui dérange, comme Oradour-sur-Glane, cet endroit reste avec toi. »

 

À Ypres le contexte a inspiré la création, mais parfois ce sont les salles de concert qui transforment les chansons et il ne faut pas forcer les choses. Stuart aime écouter le lieu et jouer avec, au Royal Albert Hall ou à la Philharmonie de Paris, il a le privilège de trouver cette osmose entre le son et le retour de salle. Lorsque le musicien ressent le public, il adapte le moment au lieu. Aux Bouffes du Nord, les Tindersticks avaient trouvés cette magie, l’endroit idéal pour redécouvrir leur poésie musicale. Les lieux amplifient la musique, chacun à leur manière, ils créent une ouverture et le public donne chair à cet écho, alors soudainement ils deviennent ensemble aussi électriques que magnétiques.

 

Texte : Marie-Jeanne Hoffner et Nicolas Karmochkine

Visuels : © Richard Dumas et Stuart A.Staples

Retrouvez cet article au sein d’ArchiSTORM #91