AIR DU TEMPS

REGARDS CROISÉS SUR UNE QUESTION CLÉ

 

Aborder la subtilité en architecture n’est pas simple. Cette notion polysémique est loin de convenir à toutes les œuvres et tous les architectes n’y sont pas sensibles. Comme « le Beau », l’idée étant intéressante à explorer, j’ai choisi d’interroger l’éminent architecte italien Andrea Bruno et le duo Jean-Marc Ibos et Myrto Vitart, lauréat du Grand Prix national d’architecture 2017.

Jean-Marc Ibos et Myrto Vitart
Faite d’une complexité, simple en apparence, la subtilité du travail d’Ibos et Vitart tient à des choses immatérielles, fines à appréhender, qui sollicitent aussi l’intelligence de ceux qui les regardent. La façade du musée des Beaux-Arts de Lille en est une magistrale illustration.

« Seuls les architectes qui travaillent en profondeur pour traduire la richesse de la conception par une approche esthétique et technique peuvent prétendre atteindre la subtilité, dit Jean-Marc Ibos. Cela renvoie à l’architecture classique, à la composition, à Alberti, Borromini ou à la fascinante complexité du château de Chambord. Si j’évoque nos propres bâtiments, tous sont composés sans être classiques dans leur composition. »
La notion de subtilité mêlant à une intelligence technique celle de situations dans leur rapport à l’effet recherché, il évoque le détail d’évacuation d’eau de Joseph Paxton pour la verrière du Crystal Palace, « premier bâtiment high-tech », où ce détail simple fait disparaître la technique. À Hong Kong, c’est l’articulation trouvée par Norman Foster entre le site et l’architecture de la Hong Kong & Shanghai Bank qu’il admire. «Toute la chaîne est parfaitement maîtrisée, depuis la dimension urbaine et la mise en scène d’un territoire, d’un paysage jusqu’au traitement des détails d’un espace de travail contemporain. »
« Une architecture subtile, ajoute Myrto Vitart, ne se donne pas à lire frontalement et de façon univoque, mais autorise des nuances, des détours. Elle peut être claire et précise sans jamais être simpliste. » Loin d’être « de courte vue ou trop littérale, une œuvre subtile saura toujours  intéresser au-delà du message premier car la subtilité est avant tout une question d’intelligence, d’acuité, d’esprit », poursuit-elle. « Communiquer, s’insérer, exister. Une architecture subtile établit des liens avec son environnement, met en résonance les lieux sur lesquels elle agit. »
« L’architecture classique, à laquelle on pense immédiatement, effectivement, quand on aborde le thème de la subtilité, relève de hiérarchies maîtrisées, d’articulations et de transitions. Notre architecture témoigne d’une recherche de cohérence et par conséquent s’intéresse aussi aux transitions, mais les hiérarchies y sont le plus souvent neutralisées au profit d’une plus grande fluidité », précise-t-elle encore.
« Le sublime est toujours subtil », concluent-ils de concert, évoquant tour à tour le Panthéon de Rome, une cathédrale gothique, un détail brutaliste, la délicatesse miessienne du Pavillon de Barcelone ou l’heure d’observation que passa un jour Jean-Marc Ibos sous le plafond de Mies van der Rohe à la Neue Nationalgalerie de Berlin dont il tira la vraie leçon d’architecture d’un élément qu’il juge « à l’état pur, sublime et subtil ».

Les Archives départementales d’Ille et Vilaine à Rennes, Ibos Vitard architectes. La répétitivité de la trame inscrit le bâtiment dans une logique de dilatation horizontale qui fait écho à sa fonction première de comptabilité du temps passé.
© S. Chalmeau

Andrea Bruno
Ses réhabilitations d’édifices anciens où il greffe des ajouts contemporains valurent à l’architecte turinois Andrea Bruno d’être deux fois lauréat du Prix Europa Nostra.

« La subtilité étant représentée par le fait que l’architecte doit intervenir sur l’existant, j’aime fixer mon attention sur ce qui existe sur un site. Trouver le fil reliant les matériaux et les événements qui l’ont marqué permet d’en discerner les signes vitaux et d’intégrer les éléments manquants indispensables à une restauration ou un nouveau programme, dit-il. Le monde entier étant déjà recouvert de bâtiments, militer pour la reconversion de constructions existantes m’apparaît comme un devoir. La recherche d’une subtilité s’imposant dans ce domaine, je m’applique à créer des authenticités nouvelles complétant celle de l’existant avec des compatibilités réversibles, ce qui ne signifie nullement provisoire ou précaire. Même si l’éternité est une fiction, tout architecte doit moralement considérer que ce qu’il construit devra se maintenir pour l’éternité. Intervenir sur un édifice non fini sans pastiche dans les additions suppose d’œuvrer en conscience et avec la connaissance du passé. »
« Si la subtilité échappe souvent à des bâtiments neufs avant tout fonctionnels, de nombreuses constructions sans architectes témoignent d’une très grande subtilité », ajoute-t-il, évoquant notamment les constructions « formidables, faites sans architecte et toujours pleines d’esprit » qu’il a vues en Afghanistan, bâtiments agricoles ou autres.
« Le fait que les architectes dans leur travail tendent souvent à s’adresser à leurs pairs suscite un certain formalisme. Restaurer et réhabiliter un bâtiment étant toujours un projet à part entière, je n’ai jamais fait deux projets qui se ressemblent formellement, précise-t-il. Le château de Lichtenberg, où nous sommes repartis à zéro pour offrir quelque chose de contemporain à de nouveaux usages, apparaît comme un monument historique exceptionnel. Mes additions sur le Castello Rivoli à Turin le sont tout autant, ce qui lui vaut d’être classé monument historique bien que je sois un architecte vivant. » Inventive dans l’adéquation entre conservation, restauration et réutilisation, l’intervention conserve les grands moments de la vie de l’édifice. Les destructions et l’interruption du chantier confié par Victor Emmanuel II à l’architecte Filippo Juvarra au xviiie siècle sont magnifiées par une lecture critique du lieu qui requalifie la réalité et sa mémoire et instaure une tension entre le geste interrompu et l’insertion d’un musée d’art contemporain.
Nous avons aussi évoqué le musée de Maa-Paleokastro à Chypre, l’installation de l’Université de Nîmes dans l’ancienne forteresse, où le paradoxe consistait à ouvrir sur la ville un édifice voué à l’enfermement ; le double contemporain accolé à la Chapelle des Brigittines à Bruxelles ; les voûtes et les piliers reconstruits de la cathédrale de Bagrati en Géorgie…autant de réalisations où le mode opératoire fait du temps et des réalisations humaines un flux en perpétuel devenir, où passé et présent coexistent et sont déjà demain par d’incessants processus de transformation.

Le musée de Maa-Paleokastro à Chypre, Studio Andrea Bruno, architecte
© Studio Andrea Bruno

Texte & Photo: Christine Desmoulins
Visuel à la une :  Palais des beaux-arts de Lille, Ibos Vitard architectes. L’extension s’appuie de façon elliptique sur l’existant pour définir un nouvel espace de représentation du musée dans la ville. © G. Fessy