DÉCRYPTAGE

PATRIMOINE

 

L’architecture du xixe siècle souffre d’un manque cruel de lisibilité et de compréhension. On ne la regarde pas ou si peu, alors même qu’elle structure la plupart de nos cités : gares, hôtels de ville, musées, préfectures, hôpitaux ou marchés ont fabriqué cette « ville équipée » qui constitue l’environnement quotidien des urbains européens. Il est grand temps de les considérer, à nouveau, comme des créations typologiques, spatiales, constructives et artistiques de premier plan.

 

Même dans une ville ravagée par la Seconde Guerre mondiale comme Amiens, les édifices publics du xixe siècle continuent de marquer le paysage : la bibliothèque Louis-Aragon d’Auguste Cheussey, le Musée de Picardie d’Henri Parent et Arthur Diet, le Palais de Justice de Jean Herbault, le cirque Jules-Verne d’Emile Riquier, l’Hôtel de Ville et l’Hôtel des Postes… Sans compter la cathédrale qui, comme partout ailleurs, est en grande partie une œuvre du xixe siècle… Il était pourtant question, en 2015, de démonter les grilles (classées comme le reste de l’édifice) du Musée de Picardie pour mieux ouvrir cette institution sur la ville. Oserait-on un tel geste de défiance sur une construction moderniste du xxe siècle ?

 

Dans un article du Monde (9 mars 1973) devenu célèbre, André Chastel posait la question : « Le xixe siècle : est-il bon, est-il mauvais ? » On commençait alors tout juste à redécouvrir cette période honnie du mouvement moderne, qui s’épuisait provisoirement tandis que le postmodernisme puisait dans les exemples du passé pour redonner sens et couleurs à la création contemporaine. En 1977, la revue Architecture patronnée par Claude Parent consacrait au xixe un dossier spécial dans lequel Bruno Foucart, l’un des principaux artisans de cette redécouverte, rappelait l’action récente du secrétariat d’État aux Affaires culturelles en faveur de la protection des édifices construits depuis 1830 : sur les 200 qui venaient d’être inscrits au titre des Monuments historiques, plusieurs dizaines étaient des ponts, marchés couverts, gares et autres réalisations antérieures à 1900. Claude Mignot et François Loyer en France, Robin Middleton, David van Zanten et Barry Bergdoll aux États-Unis publiaient quant à eux les premières synthèses sur la période et redonnaient à l’École des Beaux-Arts un lustre qu’elle avait perdu depuis 1968. Les travaux se multipliaient grâce à l’exhumation de fonds d’archives entiers : les expositions révélaient alors au public, après Viollet-le-Duc en 1979 au Grand Palais – il est à ce jour le seul architecte à y avoir bénéficié d’une rétrospective –, les noms de Paul Abadie, Gabriel Davioud, Louis Visconti, Jacques-Ignace Hittorff et Félix Duban. Nantes redécouvrait Mathurin Crucy, Marseille célébrait Henry Espérandieu, Lyon commençait à regarder autrement ses églises. Outre les services de l’Inventaire créé en 1964, l’université, l’École des Beaux-Arts et le CNRS jouèrent dans ce processus un rôle déterminant : citons les travaux de Werner Szambien sur Jean Nicolas Louis Durand, les projets de l’An II et le néo-classicisme en général ; le long et fastidieux dépouillement des procès-verbaux du Conseil des Bâtiments civils mené au sein du Centre André Chastel (aujourd’hui en ligne) ; les thèses dirigées à l’École pratique de Hautes Études par Jean-Michel Leniaud sur Emile Vaudremer, Pierre Bossan, Charles Questel, Abel Blouet, Edouard Jules Corroyer et Jean-Louis Pascal. Faut-il également rappeler l’entreprise, presque insensée, que fut la publication en 1987 du Journal de Pierre François Léonard Fontaine, l’architecte de Napoléon, Louis XVIII et Charles X ?

 

Emile-Jacques Gilbert et Arthur Diet, Hôtel-Dieu, Paris, 1867-1878 © DHAAP, Pascal Saussereau

 

La recherche sur le xixe et sa valorisation auprès d’un public élargi n’est heureusement pas totalement épuisée : Victor Baltard, Charles Percier, Henri Labrouste et Jean-Jacques Lequeu sont exposés (ce dernier actuellement au Petit-Palais), tandis que le préfet Haussmann et son directeur des Promenades Jean-Charles Adolphe Alphand sont régulièrement encensés. Il semble pourtant que la victoire quasi définitive du modernisme, dans ses récentes versions « super » ou « hyper », joue un rôle significatif sur notre manière de regarder le siècle de l’éclectisme. Si l’hostilité des modernes des années 1910-1920 à l’égard des générations antérieures n’est plus de mise, on sent aujourd’hui une indifférence et du même fait une difficulté à lire, tout simplement, l’architecture du xixe. Le peu de goût pour un enseignement limité à l’histoire des formes dans les écoles n’y est pas totalement étranger, mais il n’explique pas tout. Un tel manque d’empathie est selon nous consubstantiel de la culture architecturale en France, celle-ci reposant en grande partie sur une essentialisation du moderne et de ses antécédents, qui passe par un déni de tout mélange, de toute ambiguïté – cette même essentialisation empêche également, du reste, de considérer avec objectivité d’autres approches de l’architecture au xxe siècle. Le récent retour de l’ornement serait ainsi la seule concession faite par le modernisme aux pratiques du passé.

 

Louis-Pierre Baltard, Palais de Justice de Lyon, 1824-1847 © Simon Texier

 

Il n’en est pas moins urgent de moderniser des programmes et des espaces du xixe qui ne correspondent plus aux normes et exigences de confort actuels. Et c’est bien là qu’il y aurait matière à réinvention, mais surtout matière à débat. Avec un peu d’imagination, on aurait ainsi pu éviter la démolition, en 2013, de l’église Saint-Jacques à Abbeville, belle construction néo-gothique (1878) délaissée par ses usagers. La rénovation de la quasi-totalité des musées des Beaux-Arts de France a-t-elle pour sa part suscité une véritable discussion ? L’histoire comparée de tous ces édifices a-t-elle engagée ? Une publication de référence sur cet exceptionnel corpus n’aurait-elle pas permis aux architectes d’être mieux armés pour penser leurs projets respectifs ? La rénovation lourde de la prison de la Santé à Paris (2014-2018), comme les projets en cours sur deux hôpitaux majeurs de la capitale, l’Hôtel-Dieu et Lariboisière, posent quant à eux des questions qui devraient être largement débattues. Si le plan masse en peigne du second sera préservé, celui du premier risque de devenir illisible du fait de la densification du site. La Commission du Vieux Paris s’en est inquiétée, mais sera-t-elle entendue ? On s’étonne qu’une telle architecture n’ait pas encore fait l’objet d’une protection au titre des Monuments historiques.

 

C’est aux historiens de prendre leur part de ce réveil, mais les architectes eux aussi ont un rôle à jouer, et il est décisif. Si Rem Koolhaas écrivait un plaidoyer pour le xixe siècle, on imagine facilement l’effet qu’il produirait. En est-il capable ?

 

Texte : Simon Texier
Visuel à la une : Henri Parent et Arthur Diet, Musée de Picardie, Amien, 1855-1867 © Simon Texier

 

Retrouvez le décryptage de Simon Texier sur le XIXème siècle dans le nouveau numéro d’Archistorm daté mars – avril 2019 !