ESPACE MÉMOIRE

Marie-Jeanne Hoffner, artiste et Nicolas Karmochkine, artiste proposent le portrait d’un créateur ou d’une créatrice au travers des lieux et des architectures qui l’inspirent.

 

Harry Gruyaert est photographe. Un photographe nourri dès son plus jeune âge à la chimie Agfa, et plutôt que de viré sépia il a pris le virage Kodachrome puis celui du numérique. Il arpente villes, paysages, lieux où les silhouettes géométrisent. Son travail cartographie le monde et la couleur en est son rapport. Par le plan et la découpe en strates colorées, il propose son style personnel dans le grand horizon de la photographie.

 

Tombé dans les bains de la photo dès l’enfance, son père travaillait chez Gevaert (Agfa), il démarre en noir et blanc dans sa Belgique natale, encore plus grise que la réalité.

Au milieu des années 1960, se rêvant peintre ou cinéaste, il quitte son pays pour aller se nourrir plus loin. Il a besoin de s’éloigner de sa famille catholique pour se trouver, alors c’est le premier voyage à Paris, pour voir des films « Je voulais faire du cinéma », dit-il.

Harry Gruyaert s’est frotté à tous les horizons, promeneur à l’œil vorace, il absorbe les sites, leur mouvement, leurs cohues où les champs colorés et les matières absorbent les passants. « J’aime bien les choses très complexes, la structure de l’image et le reflet » quand ses prises de vues accentuent les perspectives, quand la profondeur de champ lui permet d’en traduire les strates.

 

BELGIUM. Province of Brabant. Waterloo. 1981 © Harry Gruyaert/Magnum Photos

 

« Je ne suis pas dans la tradition humaniste », dans son travail la présence humaine fait partie du paysage. Jamais posées, ses images sont intuitives, sans idées préconçues, elles sont l’illustration de l’instant. Ses compositions fabriquent par superposition des motifs extravagants, souvent dans des endroits désolés, de la Courneuve à Marrakech. Comme un peintre, il met à plat les passants et leur environnement, motifs floraux des devantures, couleurs flash des vêtements, mobilier d’un café. Autant de rencontres improbables qui feront dire à Henri Cartier-Bresson qui a toujours travaillé en noir et blanc, « Harry est un véritable coloriste ».

 

Pour Harry Gruyaert, le noir & blanc, c’est surtout l’intime, celui de la famille et de l’origine des sentiments. La couleur il en a fait l’expérience devant sa télévision. Elle retransmet des événements (Jeux Olympiques, actualités, cosmonaute) et lui en perturbe l’image. Il s’en sert comme Nam Jun Paik, en boogie man de l’écran télé, pour créer la série désormais majeure des « TV shots » exposée en 1974 comme des tableaux Pop art. Ce Pop art lui fait « voir » la couleur des objets du quotidiens, lui ouvre de nouveaux champs colorés. C’est à New York, ville en ébullition permanente, qu’il entre dans le cercle convoité de la bohème de l’East side où il fera des rencontres artistiques marquantes : Trisha Brown, Richard Nonas et Gordon Matta-Clarck. Il accompagnera son ami Gordon dans de nombreux projets iconiques, notamment « Conical intersect » en 1975, sur le chantier de Beaubourg, futur Centre Pompidou. Il est là, bien présent, acteur discret de cette énergie vive, aujourd’hui encore si fascinante. Il lui donnera même tous ses négatifs, sans rien conserver dans lesquels Matta-Clark découpera et recomposera vigoureusement la matière, afin d’en réaliser des collages.

 

FRANCE. La Courneuve. 1985 © Harry Gruyaert/Magnum Photos

 

La couleur se chasse comme des papillons, quand il commence à composer les siennes, les années 1970 n’en sont qu’aux balbutiements colorés. Il comprend alors qu’il ne veut pas travailler à la commande publicitaire ou presse, mais bien être libre de se déplacer et de photographier à l’instinct. Pourtant c’est par une commande des croisières Paquet qu’il découvre le Maroc. Lieu magique et fourmillant, comme l’Inde, qui le marque pour toujours. Il est absorbé par les mélanges entre lumière et couleur qui lui rappellent Rothko, Matisse ou Bonnard. Son œil le guide vers les ambiances décalées des réunions de quartier, des carnavals, des fêtes foraines de son pays dans lesquels il retrouve les scènes des tableaux de Brueghel ou de Ensor.

 

RUSSIA. Moscow. Hotel Iavatory. 1989 © Harry Gruyaert/Magnum Photos

 

Depuis 1981, il fait partie de l’agence Magnum qui lui offre une visibilité sans être pourtant ni documentariste, ni reporter. Et si parfois la commande devient un prétexte pour aller découvrir des lieux inaccessibles comme une usine pétrochimique, des architectures flamandes, des sites nucléaires ou une mine en Afrique ; c’est le voyage photographique qui reste sa raison de voir et de montrer, bouffée d’air de sa liberté chérie qui le guide au hasard. On pourrait croire qu’avec Lee Friedlander, Michelangelo Antonioni ou Saul Leiter, ils écrivent le scénario mystérieux et sensible des non-lieux du monde. Marc Augé les appelle comme ça ces lieux. Pour Harry ces endroits sont exotiques, ils lui fournissent ses sujets, bords de mer abandonnés, wagons et aéroports anonymes se transforment en autant de cadres dans lesquels il chasse les gens en pose et toujours en couleur.

Visuel à la une : BELGIUM. Brussels. Rue Royale. 1981 © Harry Gruyaert/Magnum Photos

Retrouvez l’article de Marie-Jeanne Hoffner et Nicolas Karmochkine au sein du numéro 96 du magazine Archistorm, daté mai – juin 2019 !