DESIGN

L’art de notre quotidien

 

Aux pieds de la vieille ville de Genève, à l’Espace Muraille, l’artiste islando-danois Olafur Eliasson présente pendant trois mois son exposition « Objets définis par l’activité ». Un titre qui en dit long sur sa manière d’appréhender ses créations, où la réflexion hautement scientifique, non dénuée de poésie et d’esthétique, est au service d’une vision humaniste, sensorielle et globale de notre monde. Voyage au cœur de nous-mêmes.

Les médias l’évoquent souvent dans leur rubrique design, alors que c’est un plasticien interdisciplinaire, nourrissant un lien fort à l’architecture, la lumière, le mouvement, les éléments naturels, et à la couleur. À l’Espace Muraille, fondé en 2012 par le couple de collectionneurs Caroline et Eric Freymond, il prend possession du site avec un projet initié par la commissaire Laurence Dreyfus, en collaboration avec son studio berlinois. Une proposition réunissant seize œuvres, dont certaines furent conçues pour l’occasion, et d’autres sont des « compositions » préparatoires à des travaux à venir, de plus grande ampleur. Dans l’écrin minéral du lieu historique, aménagé dans les soubassements d’un hôtel classé du XVIIIe siècle, dont les arcades en pierre et les portes révèlent l’empreinte du passé, elles se déploient sans heurts, dans un dialogue continu avec le spectateur, qu’Olafur Eliasson considère comme un coproducteur.

 

Day an night lava, Olafur Eliasson, 2018 © 2018 Olafur Eliasson

« Perception, expérimentation, projection »

Dans la première partie du rez-de-chaussée, au mur, sept pièces d’une élégance typiquement « eliassonienne » allient formes pures géométriques, verres et lentilles à des prismes de couleurs, des jeux de lumière, de déformation et de projection. « J’ai conçu cette salle comme un « cabinet » où les œuvres exposées sont en lien à mes travaux en studio », explique-t-il. Certaines interpellent sur notre façon de percevoir le monde environnant, sur l’illusion que celui-ci suscite en nous. Prenons quelques exemples. Day and Night Lava met en jeu une pierre de lave peinte pour moitié en blanc, et l’autre en noir, accrochée à un fil, tournoyant devant un miroir concave. Lorsque notre œil perçoit la lave blanche, de face, son reflet dans le miroir projette alors sa partie opposée sombre. Au fur et à mesure de son lent déplacement, le spectateur prend la mesure du temps, du jour qui succède à la nuit. Eliasson utilise ici des moyens naturels et techniques simples, un miroir, une lumière, un fragment de roche tellurique, pour évoquer la nature et notre place en son sein. Plus loin, le « canevas kaléidoscopique » de Colour Window – « travail en 3D d’un projet à l’étude, à plus grande échelle » –, joue sur les effets de transparence, de projection, de démultiplication chromatique des volumes. Proche, We Mirror est un intrigant dodécagone conçu comme un objet origami se reflétant dans un miroir, où l’image se fond à la réalité de l’objet. « Cette pièce, ajoute-t-il, interroge notre manière de percevoir la réalité et comment celle-ci peut être interprétée, notamment par les médias… » Vérité, illusion ? Le plasticien pose des questions d’ordre global, dépassant la matérialité des objets. Encore, parmi d’autres, Wavelength constituée d’une lentille du XVIIIe siècle suspendue, projette au mur, à l’aide d’une LED, d’un miroir et d’un filtre coloré, un cercle chromatique, comme une « peinture de lumière ».

 

De l’indicible au cosmos

Avant d’accéder à l’étage inférieur, la force délicate de trois aquarelles aux formes elliptiques minimalistes aurait pu passer inaperçue, tant elles jouent de transparences chromatiques quasi imperceptibles. L’une porte la trace chaotique de l’eau, issue de la fonte des glaces, sur le papier, venant interrompre la précision du dessin géométrique. « Cet exercice collégial, sensible, contemplatif, requiert un mois de travail, dont l’effet coloré ne se révèle qu’à partir de la troisième couche, après séchage. » À travers l’inframince, Elliasson évoque notre capacité à voir ou à ignorer, à ressentir l’énergie aquatique sur la couleur, avec, en filigrane, une indéniable réflexion environnementale. Au sous-sol, trois ultimes installations significatives. Black glass sun est un « soleil » de verre convexe noir, dont l’effet miroir et la profondeur sont relevés par une lumière jaune monofréquente. Une vision cosmique de l’espace, mise en valeur par l’aspérité crépie des murs…  À côté de The gaze of Versailles, – deux petites sphères de verre et or, à relier au Roi Soleil et à son intervention d’envergure in situ, en 2016 – viennent de manière apothéotique, ses trois Objets définis par l’activité (maintenant, bientôt, ensuite). Dans l’obscurité profonde d’une salle, le chant de l’eau qui coule, bat au rythme d’une lumière stroboscopique, pétrifiant, pour un instant, le fluide. L’eau devient sculpture éphémère de verre, mais continue à se déverser sans qu’on puisse la voir. Ou comment « créer l’illusion du temps qui passe, rendre visible l’invisible », nous précise-t-il, avec la poésie des éléments naturels et une pointe de technologie…

 

 

Percevoir la portée des œuvres d’Olafur Eliasson, c’est prendre conscience de notre place dans l’univers. À Berlin, en compagnie d’une équipe de plus de 80 personnes, ou dans ses autres studios en Islande, en Ethiopie, l’artiste quinquagénaire aux projets fédérateurs, cocréateur de Little Sun, lampe solaire destinée aux populations dépourvues d’électricité, mais aussi réalisateur de grandes installations muséales, est un humaniste de la Renaissance version XXIe siècle. Exposés de manière plus confidentielle à l’Espace Muraille, ses formes et systèmes empruntent au passé, au présent et au futur. Ils nous éclairent sur notre habilité à ressentir le monde, sur la relation de notre corps aux objets et à l’espace, sur notre sens des responsabilités, nous incitent « à devenir des acteurs de nos actions, et non des victimes de nous-mêmes. » Autant de réflexions universelles et anthropogéniques, dont ces objets sont les beaux médiateurs.

Texte : Virginie Chuimer-Layen

Visuel à la une : Olafur Eliasson devant The we mirror, 2017 © 2018 Olafur Eliasson

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