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LE BILLET D’HUMEUR DE PAUL ARDENNE

 

 

Le thème de la biennale d’architecture de Venise 2018 est « Freespace », « espace libre ». Les deux commissaires de l’événement, les irlandaises Yvonne Farrell et Shelley McNamara (agence Grafton, Dublin), entendent bien, convoquant ce terme, réhabiliter ce que tout urbanisme ou toute architecture un tant soit peu autoritaires n’ont de cesse de confisquer : la liberté de positionnement, de déplacement, d’usage et d’appropriation de l’habitant. Cette réhabilitation, pour généreuse et socialement vertueuse qu’elle soit, peut-elle être pourtant autre que chimérique ? Le « vivre ensemble », le « lien social », ces ostensoirs de bonne conscience  sans cesse brandis par nos démocraties de plus en plus inégales, égoïstes et saturées de gated spaces vont, en vérité, moins que jamais de soi.

Soyons désagréables. Une biennale prompte à « coller » au paysage social de l’architecture et de l’urbanisme du début du XXIe siècle aura soin de prendre pour thème, non le « freespace » mais, autrement de saison, le « restricted space », l’espace réservé, l’espace fermé. Car tous les indicateurs, que le fait plaise ou non, le montrent sans pitié ni sollicitude : le monde se ferme, l’exclusion s’y porte à merveille et y prospère comme jamais. Le dernier chic contemporain pour ceux qui en ont les moyens ? Se claquemurer, résider dans des coffres-forts. Pour vivre heureux, vivons gated.

Frontières rendues toujours plus étanches, censées conjurer l’afflux de migrants pauvres vers les pays nantis ; pulsions libertariennes amenant les plus individualistes de nos congénères à s’exiler sur des îles excentrées où vivre une existence sécessionniste hors la proximité des gueux ; gated communities en nombre exponentiel (elles regroupent à cette heure 15 % de la population des États-Unis et la quasi totalité des classes supérieures au Mexique ou en Afrique du Sud) dont l’accès commande de pouvoir franchir un maquis de contrôles électroniques sous vidéosurveillance, en mains ce sésame que représente la liste des codes d’accès levant l’écrou de sas chaque jour plus nombreux… Décidément non, le monde actuel n’est pas inclusif. Pire (ou mieux, selon le point de vue adopté), il cultive l’art du rejet avec ampleur et générosité, toute honte bue bien souvent. Voyez la campagne Build that Wall de Donald Trump, soutenue par des dizaines de millions d’Étasuniens enthousiastes. Voyez le mur toujours plus étanche et sophistiqué ceignant en Palestine les Territoires occupés, appelé de ses vœux par une majorité d’Israéliens. Voyez la frontière anti-migrants qu’aménagent comme un dispositif de containment guerrier des maires hongrois plastronnant au sommet de miradors en brandissant des pistolets automatiques. Des situations où triomphe l’esprit de l’espace « libre », du « free » space ? On en doute. Que comprendre ? Le « freespace », rien ne presse. Plutôt jamais qu’aujourd’hui et si oui, le moins possible.

L’amitié

Au vu du triomphe actuel des restricted spaces, il n’est pas aberrant de mettre l’accent, par antinomie, par militantisme social aussi bien, sur le « freepspace ». Ne serait-ce que pour rappeler que nous autres humains, comme a pu le dire jadis un antique philosophe grec, sommes et demeurons des « animaux sociaux ».

Il importe, parfois, de partager. Regardez ce pigeon qui piétine à côté d’une vaillante fourmi venant de s’emparer d’une miette de pain. Même affamé, pas question que ce volatile lui vole son butin. Et ce lion occupé à boire au marigot où s’abreuvent sur son flanc des antilopes : il ne les croquera pas, pas dans l’instant du moins. Eau pour tous ! La nature, en concevant les organismes terrestres, a formé cette idée stratégique, la commensalité. Si la nature se continue vaille que vaille, c’est parce que les espèces qui la composent se supportent les unes les autres, du moins ce qu’il convient afin qu’elle, la nature reine de tout et du Tout, se perpétue. Le propriétaire, dans cette partie, est incontestablement un voleur, pour reprendre les termes de Proudhon (« La propriété, c’est le vol »). Le propriétaire, au lieu d’accueillir sur son territoire, prend et confisque, ce qu’il s’arroge le droit de posséder ne sera plus à quiconque, la notion même de partage social devenant du même coup hors sujet. Ôte-toi de mon soleil et de mes m² !

Réduire l’incidence du réflexe propriétaire, mettre en avant l’impératif de commensalité, telle est, dit sans la moindre ironie, la sainte mission à laquelle nous convient Farrell et McNamara. Les deux architectes dublinoises, rappelons-le, ont grandi non loin d’une des « clôtures » les plus emblématiques qui soient, la frontière entre l’Irlande indépendante, catholique, et l’Ulster, cette Irlande anglicane et britannique, « clôture » s’il en est génératrice de tensions durables, violentes souvent (Bloody Sunday du 30 janvier 1972, guerre civile larvée). Ce genre de mémoire douloureuse forge une pensée. Contextuellement parlant, elle rend à propos précieux, parce qu’il est humaniste et pacifiant, le concept de « freespace ». Il n’y a au vrai qu’au sein de l’ « espace libre », de l’espace laissé libre à l’usager, que l’occasion est enfin donnée d’oublier pour un moment une situation difficile, clivante ou antisociale, et de se récréer, voire de rencontrer son ennemi pour, qui sait ? boire une bière avec lui. Le « freespace », en d’autres mots, c’est l’intimité dans le social. Cette intimité particulière, socialisée, Farrell et McNamara la connaissent bien. Précisons que ce tandem d’architectes de métier l’a interrogée fréquemment au travers de ses propres bâtiments (université de Lima, notamment). Ces derniers, rarement spectaculaires, multiplient volontiers tant les plateaux, qui permettent une circulation fluide, que les recoins qui favorisent le partage, de l’entre-soi à la rencontre inopinée. La définition que les deux architectes donnent du « freespace », ne se refusant pas à l’élasticité, exprime à cet égard le plus clairement qui soit un impératif d’amitié tous azimuts. Qu’on en juge. « Freespace renvoie à la générosité d’esprit et à un sentiment d’humanité au cœur de l’architecture actuelle se concentrant sur la question de la qualité de l’espace », écrivent ainsi Farrell & McNamara. Encore : « Freespace met l’accent sur la capacité de l’architecture à fournir généreusement des suppléments spatiaux à ceux qui l’utilisent ». Dans la même veine : « Freespace donne l’opportunité de souligner l’importance des cadeaux que la nature nous offre – la lumière solaire, le clair de lune, l’air, la gravité, la matière ».

En bout de chaîne et avec logique, le concept de freespace désigne un espace conçu pour « l’opportunité », autrement dit pour les usages non programmés. Milieu anti-autoritaire s’il en est, et par excellence démocratique.

 

Texte : Paul Ardenne

Visuels : © Italo Rondinella

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