Dossier sociétal | Se loger ne suffit pas pour habiter
Les maux du logement, ses problématiques écologiques, les défis posés par une densité urbaine effrénée et par l’urgence climatique mettent en avant l’urgence de reconsidérer la question du logement. En parcourant de récentes opérations offrant un habitat de qualité, on peut repérer des modèles inventant des procédures inédites capables de vitaliser des emprises foncières dans des environnements denses, souvent complexes, tout en en optimisant le coût. Un point désormais crucial pour la conception et la forme du logement à la mesure d’un XXIe siècle urbain, trop urbain ?
Habiter ne se réduit plus simplement à se loger. Alors que l’urbanisation effrénée et l’urgence climatique bouleversent nos modes de vie, la réflexion autour du logement dépasse la simple nécessité de trouver un abri. Il devient impératif de réinventer nos espaces, de repenser la façon dont nous investissons la ville. C’est là toute l’essence de « La Métropolitaine », un projet ambitieux niché au cœur de la ZAC Clichy-Batignolles, dans le 17e arrondissement de Paris. Ce programme architectural s’attaque avec audace aux défis de densification face au changement climatique
– dans un avenir proche, la ville pourrait connaître des vagues de chaleur flirtant avec les 50 °C tout en maintenant une exigence rigoureuse de qualité architecturale et d’habitabilité. Livrée en 2024, « La Métropolitaine », signée des agences Ignacio Prego Architectures et Thibaud Babled Architectes Urbanistes, rassemble 46 logements intermédiaires, 32 logements sociaux, une résidence étudiante de 150 studios, un centre d’héber-
gement d’urgence avec 40 chambres, une maison de santé de 450 m², et trois commerces en rez-de-chaussée. Imposante, la bâtisse se fond avec finesse dans son environnement grâce à des failles longilignes, des porches baignés de lumière, des parois plissées et des découpes audacieuses qui allègent son volume. Avec son épaisseur maîtrisée, le projet fait écho à la logique des îlots parisiens, distinguant une façade avant et une façade arrière. L’aspect public, côté rue, est vivant : de grands volets métalliques repliables protègent les loggias, leurs vitres mobiles soigneusement closes, lorsque nécessaire, par des rideaux extérieurs. À l’arrière, avec pour toile de fond le parc du lycée Honoré de Balzac, la façade se veut plus apaisée, tout en se dérobant à la monotonie par des méandres subtils, une trame de béton irrégulière, et une végétation grimpante qui escalade sa hauteur. Ce double traitement de la façade crée une épaisseur habitée, un vide habitable qui abrite de confortables terrasses.
Ces façades, loin de n’exister que pour leurs seules qualités, plastiques jouent un rôle actif : elles offrent des scénarios d’occupation qui varient au fil des saisons, d’autant plus remarquables que l’intégralité des logements sociaux et intermédiaires sont traversants. Le confort thermique repose sur la manipulation des panneaux et baies vitrées s’ouvrant ou se fermant selon les besoins, chaque résident devenant acteur de son propre confort. Chaque logement, minutieusement dessiné, permet aux habitants de s’approprier leur espace grâce à un système de distribution ingénieux. Les appartements, accessibles par des terrasses extérieures, bénéficient de la multiplicité des cages d’escaliers et ascenseurs, ne desservant que deux logements par palier. Les chambres du centre d’hébergement et les studios étudiants bénéficient de tout autant d’attention avec, par exemple, dans ces derniers, des détails de mobilier et de mise en œuvre des matériaux qui renvoient davantage à l’univers des hôtels design qu’à celui de l’habitat bon marché envisagé comme un produit. À l’heure où les étudiants connaissent parfois des situations de précarité, ils sauront apprécier l’investissement du trio d’architectes.
Célébrant également la densité de la ville, les 104 logements sociaux des « Ateliers Vaugirard » de l’agence bâloise Christ & Gantenbein, associée pour l’occasion à l’atelier Margot Duclot, dans le 15e arrondissement parisien, s’appuient sur une recherche approfondie concernant les typologies de l’habitat parisien menée de longue date par le duo suisse. La construction rendant accessible un cœur d’îlot grâce à la création d’une nouvelle rue s’inscrit dans la continuité historique des bâtiments voisins haussmanniens : des redents successifs creusent le volume, et les retraits en partie haute apportent tous deux une rythmique bienvenue à cette barre radicale. En référence à la matérialité des toitures parisiennes, le volume est uniformément recouvert d’acier brossé. L’aspect puissant, sec et rigoureux, est encore renforcé par la stricte répétition de fenêtres identiques, à doubles battants et toute hauteur, telles que rencontrées habituellement dans le contexte parisien.
L’architecte Emanuel Christ assume totalement ces choix architecturaux et n’hésite pas à évoquer, non sans humour, une « architecture ennuyeuse mais pétrie d’originalité et de richesse », et à renchérir sur la « tâche noble qui incombe aux architectes d’apporter de la dignité à l’habitat social et de la générosité malgré des superficies limitées ».
Ainsi les architectes proposent-ils une réinterprétation contemporaine de l’habitation bourgeoise avec ses enfilades de pièces, ses doubles portes, ses vues diagonales. Bien qu’inscrits dans le cadre standard du secteur social, les plans mettent en place des qualités spatiales inhabituelles : les creux dans le volume génèrent l’apport de lumière, des vues transversales, et dotent chaque entité d’un espace extérieur sous forme de balcon ou de loggia. Cette dernière, non chauffée et, de fait, non comptabilisée dans la superficie habitable, régule la température et est appropriable de multiples manières au fil des saisons. À l’intérieur, les prestations sont très simples – murs blancs et sols gris – mais elles sont impeccablement réalisées. La négociation de quelques éléments supplémentaires change radicalement la donne, telles des armoires intégrées et des portes doubles vitrées à l’intérieur des logements. La sensation d’ampleur spatiale qui en découle et la diffusion de la lumière naturelle augmentent ainsi l’habitabilité. Cette question fut majeure tout au long de la conception du projet, le fait est assez rare pour mériter d’être souligné, tant le logement est trop souvent réduit à un seul travail de façade.
Favoriser le lien social
Édifié à quelques encablures de Vaugirard, sur la dalle de l’avenue de France, l’immeuble Nudge est une expérimentation hors du commun : littéralement traduit par « coup de pouce », « Nudge », provient des sciences comportementales. Il soutient l’idée que des suggestions indirectes peuvent influencer des comportements de manière libre et non contraignante. Dans le 13e arrondissement, Vincent Parreira et Catherine Dormoy ont appliquéce concept à l’architecture, avec l’ambition de favoriser des usages nouveaux tout en renforçant le lien social au sein d’un projet dense de 133 logements. Écologique, la construction quasi entièrement en bois propose des logements qui s’adaptent aux habitants et non l’inverse. Dans cet objectif, le plan est organisé selon une trame de 4,20 m intégrant une bande servante permettant de céder ou d’acquérir facilement une pièce supplémentaire selon la configuration du foyer. Désireux d’approfondir la qualité de l’habitat au-delà de son seul aspect environnemental, les architectes ont conçu un cœur d’îlot particulièrement vivant et d’une expressivité formelle très riche, avec un enchevêtrement de coursives et d’escaliers desservant et prolongeant les habitations. Le long de ces déambulations extérieures se développe un jardin vertical, tandis que de petits édifices aménagés au fil des parcours permettent de pratiquer diverses activités telles que le sport, la lecture, la cuisine, le jardinage… voire d’organiser des séances de cinéma en plein air sur l’une des terrasses. Tous les appartements sont traversants et disposent, en plus des espaces partagés, de loggias sur la rue ainsi que d’un espace extérieur semi-privé commun à deux logements, en prolongation des coursives. Dans les appartements, les architectes sont parvenus à jouer de la réglementation pour mettre en œuvre de grandes baies vitrées, toute hauteur, dont la partie supérieure dispose d’un ouvrant sur les coursives extérieures. À proximité de chaque entrée, les façades accueillent des éléments de mobilier dessinés par l’Atelier « Écouter pour voir » : une tablette, une patère et un tableau noir, personnalisant les lieux selon l’appropriation des habitants. À l’intérieur des logements, de petits équipements tels qu’un système lumineux incitent à réduire la consommation d’eau, tandis qu’une signalétique rappelle de trier les déchets. On ne peut que saluer ici l’innovation architecturale, peu courante dans ce type d’opération privée. Libre à chacun de s’épanouir dans le collectif ou non, il reste néanmoins pour les habitants l’offre de grande qualité d’habitat dans la ville dense.
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Blockbuster | L’architecture animale, un modèle ?
L’humain idéal, si la nature avait pris le temps de le créer, emprunterait sans doute une partie de sa morphologie à l’escargot. Cet être parfait porterait sur son dos sa propre maison, tout en étant doté d’un corps souple lui permettant de s’y réfugier et de s’y claquemurer quand les circonstances (dormir, se protéger) le réclament. En tel cas, parions-le, l’architecture n’aurait jamais existé. Oublions l’humain et, à présent, concentrons-nous sur l’animal, qui se fait dans certains cas architecte. Pour investiguer dans cette direction : de quel apport à l’architecture le monde animal peut-il se prévaloir ? Quid, par extension, de l’animal architecte : génie ou acteur négligeable ?
L’animal est, pour les humains, une véritable star. L’animal sauvage surtout, au moins autant que l’animal domestiqué (chats et chiens au premier chef) et sans doute plus que celui dont on se nourrit (ovins, caprins, bovins, plus les poulets, dont sont consommées chaque année, à l’échelle mondiale, près de 80 milliards d’unités). Pourquoi cette ferveur ? Genre compagnon pourvoyeur d’« espèces compagnes » (Donna Haraway) de l’humanité, l’animal en est aussi la première victime. Les méfaits de l’anthropocène, l’effondrement graduel de la biodiversité et sa conséquence, la Sixième extinction, ont rendu l’animal plus rare et d’autant plus précieux pour quiconque a à cœur, dans un esprit écologique, le respect du monde naturel et du « vivant ». Cette menace pesant sur l’animal a sa conséquence affective, faite d’attention, de respect et de solidarité – la sacralisation. Jusqu’à ce point, inciter certains philosophes à vouloir penser comme pensent les animaux, à leur place, de façon biologiquement décalée (Vinciane Despret), et certains de nos congénères humains à se rêver en animaux. Y invitent les séances d’assimilation mentale d’un Boris Nordmann, nous conviant à devenir notre espèce animale « appelante », une araignée ou un loup, celle dans laquelle nous rêverions de nous réincarner sur le champ.
Génie animal
L’amour humain pour l’animal doit aussi à cette qualité propre : sa capacité à concevoir des habitats spécifiques. L’animal, certains animaux du moins, est un constructeur. Il possède un indéniable sens architectural, une intelligence de la conception le rendant apte à choisir matériaux et lieux d’implantation particuliers pour ses structures bâties, outre une méthode qui en fait l’équivalent, à la fois, d’un architecte et d’un maçon.
L’escargot porte-t-il son home sur son dos ? Le trichoptère, dans les fleuves, ramasse quant à lui des petites pierres et s’en fait une carapace. Plus sophistiqué : le termite conçoit d’amples demeures de terre où il s’abrite et se reproduit hors d’atteinte des intempéries et des prédateurs tandis que la fourmi rousse des bois, pour ce faire, crée de son côté des monticules de brindilles. Notons que ces espaces de vie sont collectifs et constituent un habitat social organisé, et jamais anarchique : rien de plus structuré, de plus policé que ces abris où activation, reproduction et stabilité dans le temps se donnent cours avec régularité. Ne parlons pas de l’abeille ou de la guêpe, dont les nids à alvéoles sont des chefs-d’œuvre de construction collective, d’organisation spatiale – pour les ouvrières, pour les reines, pour les couvains – et de technique. En font la preuve, chez les abeilles, densité et transparence variables des membranes d’opercules fermant les alvéoles où croissent les larves, notoirement leur capacité différentielle de résistance, résultant d’une nécessité assimilée et maîtrisée en perfection. Les castors ? Eux savent réguler à leur avantage, à coups de barrages de bois, le flux des rivières… Les exemples, encore, ne manquent pas de ces animaux architectes particulièrement doués pour la fabrique de sites d’habitat ou de nids d’exception : le républicain social, un oiseau d’Afrique du Sud, tisse des nids collectifs permanents d’herbe et de bois accueillant une population nombreuse et intergénérationnelle, un cadre de vie régulant au surplus la chaleur. Quant au jardinier brun mâle d’Indonésie-Papouasie, volatile collectionneur (de cailloux, de fleurs, de branches…), il compose pour attirer la femelle un nid en forme de hutte lui servant de scène lyrique pour diffuser son chant nuptial, riche en trilles. Une anecdote à propos de cet oiseau raffiné : des explorateurs occidentaux, au XIXe siècle, s’interrogeant sur ce que sont ses constructions, se virent répondre par les populations locales qu’il s’agissait là sans doute de maisons de poupées confectionnées, par des humains, pour les enfants.
L’animal, ce constructeur à prendre au sérieux ? Les sceptiques,
sur ce point, auront à cœur de plonger dans le best-seller de l’essayiste anglais Paul Dobraszczyk, Animal Architecture: Beasts, Buildings and Us (Reaktion Books, 2023), ainsi présenté par son éditeur : « un appel provocateur aux architectes pour qu’ils se souviennent des vies non humaines qui partagent nos espaces. Une araignée tissant sa toile dans un coin sombre. Des guêpes construisant un nid sous un toit (…). Ce livre imagine de nouvelles façons de penser l’architecture et ce qui n’est pas humain, et demande comment nous pourrions concevoir en pensant aux animaux et aux autres vies qui partagent nos espaces ».
Comment égaler le tardigrade ?
L’animal est-il un architecte ? Oui. Est-il un super architecte ? On le croirait, au vu de certaines de ses réalisations. En relevant toutefois que l’énorme majorité des espèces animales ne sont pas architectes : celles-ci ne construisent rien. A-t-on vu un cheval concevoir son enclos, un perroquet, son perchoir et un bousier, des toilettes attractives où tout ce que la création compte d’individus excréteurs viendra déféquer avec entrain (il est vrai qu’au naturel le cheval, le perroquet et le bousier n’ont pas de tels besoins) ? Côté animaux domestiqués, où une aide pourrait être apportée à l’homme, ou être suggéré un correctif des propositions de ce dernier, a-t-on vu une vache architecturer une étable ou un lapin phosphorer sur le meilleur des clapiers possibles, à l’image des Cités radieuses de Le Corbusier, ces grands ensembles champions de promiscuité métrée au cordeau (ah, la belle entourloupe que le « Modulor », vous dirait Roger Rabbit…) ? Non, de facto.
Quelle leçon en tirer ? On peut, à ce sujet, considérer les choses de deux manières. Soit, première hypothèse, le monde animal, au vu du peu d’architecture qu’il produit, est un monde sous-évolué, peu inventif en conséquence et de peu de compétence par rapport à l’humain, qui le surclasse alors sans discussion dans le domaine du « bâtir ». Soit, seconde hypothèse, c’est le monde humain qui est à critiquer vertement, pour cette raison d’ordre biologique, corrélative d’une évolution l’ayant jusqu’à présent pénalisé : l’humain est à ce point si peu autonome, en effet, qu’il a besoin d’architectures diverses et variées pour survivre là où l’animal, lui, ne les requiert pas. Besoin de maisons pour s’abriter et d’hôpitaux pour se soigner. Besoin d’unités de production telles que ateliers, usines ou bureaux pour assurer sa vie matérielle. Besoin de crèches, d’écoles, d’universités pour son éducation, de palais de gouvernement et de justice comme de casernes pour se gouverner et faire respecter ses lois, de stades et de musées pour se dépenser au physique ou s’émerveiller de ses propres productions, de temples pour adorer ses dieux invisibles, etc. Un éléphant, de son côté, se satisfera du confort spartiate de la savane africaine ou des forêts tropicales du sous-continent indien, quoique sèche et aride pour la première et d’un fort et épuisant quotient d’humidité pour les secondes. La nature est ainsi faite qu’elle n’est pas confortable ? Qu’à cela ne tienne. L’animal s’y adapte sans nul besoin d’une architecture pour survivre et perdurer. Son organisme même est l’architecture. Et ne parlons pas de tout ce dont s’encombrent encore les humains et pas les animaux, cet agglomérat envahissant de lois, de textes réglementaires, de romans, de films, de pièces de théâtre, de poésie ou de jeux de société sans lequel, à ce qu’il semble, l’humanité paraît inapte à subsister. Sans oublier (enfonçons le clou) le souci pour l’heure qu’il est. Si les lapins s’inquiètent pour cette dernière, c’est chez Lewis Carroll et pas dans la vraie vie naturelle. En celle-ci, la chronobiologie suffit à l’animal pour gérer son temps d’existence et ses cycles.
L’humain, si pauvre au fond de ses richesses, peut-il apprendre de l’animal – de l’animal, autant dire de cet adepte de la vie directe en connexion avec l’élément naturel ? Ce que nous enseigne l’animal, qui n’a besoin que de pitance et de reproduction pour vivre, c’est l’excellence du modèle d’adaptation qu’il incarne. La supériorité animale tient à la capacité dont dispose l’animal de corréler vie et nature avec le moins d’ajouts matériels possible, voire sans aucun de ceux-ci. L’oiseau ne boit pas dans un récipient, au verre, mais « à » la goutte d’eau, directement : il trouve celle-ci, après la pluie ou le matin, avec la rosée, dans le repli d’une feuille d’arbre. La chauve-souris ne crée nullement les endroits sombres, sur-étroits et secs que réclame son métabolisme : il lui suffit de squatter nos dessous de toits, nos fonds de cheminées. Que l’humain vienne à disparaître, aucun problème, elle trouvera dans l’environnement naturel ce qu’il faut d’espaces adaptés à sa configuration biologique. Il fait trop chaud ? Le buffle évite la piscine et se contente de s’immerger dans le fleuve, des heures durant s’il le faut, sans se soucier des jours et des créneaux d’ouverture de l’espace Aqualud du coin et sans avoir à débourser le moindre euro (il se baigne nu, qui plus est : pas d’achat de maillot de bain à prévoir). Et ne parlons surtout pas, sous peine de dégrader l’humanité pour cause de disqualification majeure, du fameux tardigrade, cette minuscule créature du genre arthropode, dite encore l’ourson d’eau, avec ses huit pattes boudinées et sa tête en forme de bouche d’aspirateur. Sa taille est inférieure au millimètre ? Qu’à cela ne tienne, le tardigrade sait vivre dans la glace ou dans les fonds marins, il sait aussi passer des milliers d’années sans respirer et se paie même le luxe de ressusciter, des compétences inaccessibles à l’être humain. Une championne d’adaptation aux pires conditions de vie que cette bestiole-là, et cela, sans le moindre toit sur la tête, sans chauffage ni bouteilles d’oxygène. Chapeau bas.
Opportunisme contre adaptation
Il existe çà et là, de par le vaste monde habité (précisons : habité par les humains mais tout autant par les animaux), de curieux mais instructifs contrastes. Rendons-nous au fin fond de la Bulgarie anciennement
communiste, sur le site de Bouzloudja. On y trouvera, plantée à près de
1 500 mètres d’altitude, dans un paysage montagneux déserté, la
« Maison » du parti communiste bulgare, une salle des congrès en forme de gigantesque soucoupe volante flanquée d’un campanile. Ce bâtiment moderniste d’apparence audacieuse, dû à l’architecte Gueorgui Stoïlov, coche toutes les cases de la légitimité à exister. Son emplacement : celui d’une bataille nationaliste contre les envahisseurs turcs. Son financement : il émane d’une souscription populaire. Son affichage : la majesté même (sa hauteur, sa position en surplomb), en plus de l’audace constructiviste qu’il exsude, symbole de dévotion pour un monde tourné vers le futur. Bel objet totémique que celui-ci, hautement respectable mais au destin funeste à cause des vicissitudes de l’Histoire. Années 1990, le communisme s’effondre, le lieu est déserté et puis quoi, comme le constatera le visiteur de passage aujourd’hui à Bouzloudja ? Une ruine pour animaux, en guise d’architecture. Le fier monument, en bout de course ? C’est maintenant un abri pour les chevaux, laissés libres dans la nature à cet endroit-là, qui en usent comme d’une écurie, en bons opportunistes. L’homme avec ses folies passe-t-il ? L’animal reste, sans folies, semblable jour après jour à lui-même, hors Histoire – pas même tenu de s’inventer une histoire et de galérer à s’inscrire en celle-ci, au plus loin des délires destinaux qui depuis toujours agitent l’humanité.
L’opportunisme animal est connu. Abandonnez votre chat trois jours et déjà il a pactisé avec vos voisins et y gagne d’être dorénavant nourri par eux, ce transfuge, l’ingrat majeur ! L’opportunisme est la forme suprême de l’adaptation, en cela, il permet l’évitement d’une situation difficile à endurer, avec ce gain, garantir la vie dans de bonnes conditions, les meilleures peut-être pas mais, du moins, des conditions supportables. La faiblesse de l’humain viendrait donc, sur le plan biologique, de sa trop faible capacité à l’opportunisme ? Le débat est, de longue date, ouvert, que porte la question de l’adaptation et que nourrit ce questionnement légitime : être opportuniste, est-ce une force ou une faiblesse (voir les réflexions pénétrantes, sur ce point, de Lucie Mandeville, du Département de psychologie de l’Université de Sherbrooke) ? Attention cependant ! La force compensatrice de l’humain, au cas où il ne se montrerait incapable d’assez d’opportunisme, réside en revanche dans son aptitude à analyser les situations pour les modifier, ce que ne fera que rarement l’animal. Prenons le cas des oiseaux migrateurs, qui s’épuisent à changer de latitude en fonction des saisons, fuyant de façon répétitive et rythmée le froid pour aller trouver le chaud. L’humain, de son côté ? S’il a froid, il invente le vêtement, et s’en recouvre. Et une maison, tant qu’il y est, un havre protecteur doté de tout le confort calorifique possible. Inutile pour lui de se préparer au grand voyage saisonnier, de constituer des réserves internes de nourriture pour affronter l’expédition et ce qu’elle exige d’efforts pour rejoindre la zone de salut, à coups de milliers de battements d’ailes. Alors quoi ? Homme, animal, un point partout ?
Tout bien pesé, Chaval avait peut-être raison – Chaval, cet humoriste mal embouché qui nous martelait, au détour d’une animation dessinée restée célèbre, dans les années 1960 : « Les oiseaux ? Ce sont des cons ».
Cet article est le premier d’une série consacrée à l’architecture et au vivant. À suivre : Architecture et végétaux.
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Entretien | Marion Waller, la vie de la cité dans les veines
Urbaniste et philosophe, Marion Waller semble constamment questionner la ville et ses auteurs. On devine une curiosité constante et une envie de contribuer aux changements des modèles préétablis dans sa volonté de lier philosophie, architecture et politique comme pour rappeler le sens premier du mot politique, l’organisation de la cité. Rencontre avec l’ancienne conseillère Architecture et Patrimoine de la Mairie de Paris, actuelle directrice générale du Pavillon de l’Arsenal.
En tant que directrice générale du Pavillon de l’Arsenal, vous êtes aux premières loges des questionnements sur la ville. Observez-vous une mutation des métiers de l’architecture ?
Oui et elle est nécessaire, car le modèle économique général de la ville préexistant était avant tout fondé sur la création de mètres carrés nouveaux. Aujourd’hui ce modèle est en train de basculer et cela a un impact sur tout le monde : les architectes, les promoteurs, les villes… Il s’agit d’une période un peu vertigineuse pour chacun, mais d’une transition nécessaire d’un point de vue écologique.
Le véritable enjeu aujourd’hui est de trouver ensemble un nouveau modèle qui permette une approche de la ville plus éthique, tenant compte des changements climatiques et de leurs impacts majeurs sur ce que signifie faire de l’architecture.
Cela implique nécessairement de lier la pratique de l’architecture à celle du paysagisme, car la question des sols vivants devient toujours plus prégnante. Nous allons également nous diriger vers davantage de porosité entre architecture et urbanisme. Tous ces métiers vont se retrouver autour des grandes questions de notre époque. Comment loge-t-on encore les personnes en créant moins de mètres carrés, moins de bâtiments neufs ? Comment respecter les sols ? Comment transforme-t-on ? Cela change profondément les pratiques et c’est une bonne chose.
Quel est, selon vous, le rôle de l’architecte aujourd’hui et quel sera-t-il demain ?
J’ai toujours considéré l’architecte comme un chef d’orchestre. Il doit mettre autour de la table énormément de compétences pour créer des choses justes. L’architecte peut être au centre de cette transformation éthique, en faisant appel aux paysagistes, aux écologues pour comprendre précisément le milieu dans lequel il intervient.
De nombreuses jeunes agences d’architectes pratiquent architecture et paysagisme car elles ne conçoivent pas les choses autrement pour intervenir sur des territoires à risque climatique par exemple.
Je crois aussi au rôle de l’architecte-chef d’orchestre pour aller vers des territoires qui sont un peu plus délaissés. Les maires ont besoin des architectes pour savoir comment recréer de la vitalité. L’architecte pourra en effet intervenir sur les pieds d’immeubles, sur l’espace public pour également attirer et maintenir les commerces.
Il s’agit là encore autant d’un sujet d’envie que de compétences réunies :compétences économiques, compétences de concertation… Les architectes recherchant fondamentalement les solutions pour les villes trouveront un rôle qui leur correspondra. Les rôles s’inventent maintenant.
Existe-t-il une architecture idéale ? Si oui, quel est son visage ?
Pour moi l’architecture idéale est une architecture profondément contextuelle et écologique, pour pouvoir être éthique. Il n’existe pas une forme idéale. Les étudiants en école d’architecture se posent toutes les bonnes questions pour activer cette transition. Leur sujet de fond est de trouver comment construire ou créer, transformer, sans dégrader l’environnement. Aujourd’hui, les architectes cherchent des réponses. Ils souhaitent fondamentalement contribuer à ces réponses mais ils ont aussi besoin que tout le monde se pose les bonnes questions.
Existe-t-il une figure de l’architecture que vous aimeriez saluer à travers cette interview ?
Il est toujours important de citer les pionniers. Lacaton et Vassal illustrent pour moi une architecture proche des êtres, qui prône la rénovation.Ils étaient en avance et j’aimerais les saluer pour cela. Ensuite, il existe toute une nouvelle génération d’architectes très pluridisciplinaire, engagée, mêlant plusieurs pratiques. Je pense, à titre d’exemple, aux Marneurs. À la fois architectes, paysagistes et urbanistes, ils travaillent beaucoup sur les territoires à risque climatique, des communes qui œuvrent à la revitalisation des centres-villes et des petits villages. Atelier Soil travaille sur la question de la ville à hauteur d’enfant mais pas seulement. Je me réjouis de voir autant de personnes engagées, alignées sur les défis à relever.
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Réalisation | Le casino d’Évian, Évian — Atelier d’Architecture Philippe Prost
Conter l’histoire du casino d’Évian, c’est partir tout à la fois à la découverte de l’histoire du thermalisme, des maisons de jeux, de la Savoie et de la politique locale dès le 23 juin 1787, époque à laquelle Évian, tout simplement sans les Bains accolés à l’époque, dispose de sa première maison de jeux sur la commune limitrophe d’Amphion. La mode est alors de venir, souvent de fort loin, « prendre les eaux », au nom de ses bienfaits pour la santé : entre le succès du thermalisme, l’attrait des jeux – pourtant fermés en 1793 pour être « sources de corruption et de cupidité » – et une ambition politique locale, Évian entend rapatrier le casino en centre-ville pour son seul profit.
Depuis son inauguration en 1912 – 112 ans déjà –, le casino, municipal au départ, aujourd’hui géré par Évian Resort (Groupe Danone) dans le cadre d’une délégation de service public (DSP), vit une histoire architecturalement mouvementée au gré des modes et des transformations, extérieures et intérieures, qui l’ont dénaturé pour l’essentiel. Évian Resort combat vigoureusement cette dénaturation avec ce projet d’excellence, conduit en site occupé par Philippe Prost, architecte-urbaniste, et son atelier, destiné à rendre son rayonnement, sa splendeur, son lustre d’antan à un édifice à nul autre pareil, et à l’inscrire dans l’excellence contemporaine, lumineuse et élégante de l’arc lémanique, témoignage d’une modernité ambitieuse.
Emblème iconique de la ville et de l’histoire du thermalisme, le casino, autre témoignage de l’Art nouveau, se doit de retrouver son âme architecturale historique dénaturée, désorientée, banalisée, avec pour finalité de puiser sa renaissance dans ses racines pour mieux s’ancrer dans son époque dans une démonstration équanime. À l’ambition architecturale répond l’ambition urbaine organisée dans une fusion entre architecture, lac et montagne, façade du bâtiment et arc lémanique, coupole, marque de la verticalité, et rez-de-chaussée, marque de l’horizontalité. À Philippe Prost, porté par cette réfle-xion conceptuelle « Intérêt pour le passé, passion pour le futur » plébiscitée par Évian Resort, de déployer une architecture contemporaine pour mieux révéler une architecture historique.
Au programme fondé sur l’analyse de l’histoire sédimentée et stratifiée du lieu : concevoir et mettre en scène une architecture synonyme d’expérience unique, renouer le dialogue entre architecture et grand paysage, retrouver cette résonance intime entre la coupole et le lac ! Priorité est donnée à la monumentalité et au prestige par la (re)mise en lumière des trois grands principes qui sont l’unité et la lisibilité de la façade, la luminosité et la grandeur de la coupole, le lien du casino avec le lac Léman.
« L’architecture élégante de l’établissement de jeux et ses espaces accueillants sont le reflet d’un temps où l’innovation et le raffinement allaient de pair. Ayant perdu de sa superbe au fil des ans, le casino connaît depuis fin 2021 une métamorphosespectaculaire. Grâce à une restauration minutieuse, il retrouve progressivement son éclat d’origine. » Josiane Lei, maire d’Évian
Le cheminement intellectuel, entre l’architecture patrimoniale restaurée et l’architecture contemporaine créée au service de l’ouverture du casino sur la ville et au-delà sur le lac, se développe via cette façade principale lumineuse entièrement vitrée dont la courbe s’incurve « telle une onde limpide et transparente » qui renvoie au lac, appelle à elle le public et le guide en son entrée centrale. Ce socle transparent porte la grande verrière qui semble flotter en apesanteur, jusqu’à provoquer la lévitation de la coupole, emblème restauré du casino.
L’escalier central très travaillé – marches suspendues et garde-corps de laiton – qui conduit le public au cœur de la salle haute débouche au centre de la coupole à la magie retrouvée – elle culmine à près de 25 mètres de hauteur –, finalement purgée de ses oripeaux accumulés au fil des années. Posée sur quatre arcs dont les retombées forment le plan octogonal de la salle, elle retrouve, restaurée avec patience, savoir-faire et minutie, sa gloire passée telle qu’imaginée par Jean-Albert Hébrard, l’architecte, et Gustave Louis Jaulmes, le peintre, à l’évidence le lieu le plus spectaculaire avec sa base de fenêtres dentelées réouvertes, ses fresques or et vert restaurées au graphisme dynamique et délicat, et une lustrerie contemporaine en trois cercles concentriques composés de 180 verrines.
Au rez-de-chaussée, dès l’accueil, le dynamisme des formes d’une file de poteaux porteurs dissymétriques résonne avec l’accroche d’une marquise gracile en béton fibré à ultra hautes performances (BFUP), réponse au béton traditionnel de la coupole, dont la finesse de profil renforce encore l’horizontalité de la terrasse. Cette transparence et cette légèreté suppriment tout obstacle à la lumière ainsi qu’au regard extérieur-intérieur et intérieur-extérieur. Référence ou révérence à Jean Prouvé, l’ingénieur, et Maurice Novarina, l’architecte, auteurs de la buvette Prouvé-Novarina à Évian-les-Bains, classée Monument historique, cette file de poteaux lance un clin d’œil aussi subliminal que manifeste : le casino restauré renvoie directement à l’histoire des sources et de la ville.
« Le casino est une des pierres angulaires de l’Évian Resort. La rénovation qui s’achève a une double vocation : renforcer le positionnement haut de gamme du Resort aux côtés des hôtels Royal et Ermitage, de l’Évian Resort Golf Club ou de La Grange au Lac, et mettre en valeur un patrimoine exceptionnel avec la restauration complète d’un bâtiment emblématique cher aux Évianais. Ce projet d’un peu moins de trois ans, mené sans interruption de l’exploitation, constitue un véritable défi pour la direction, les entreprises impliquées et l’ensemble des équipes du casino. Le résultat est spectaculaire et ils peuvent, toutes et tous, être très fiers du travail accompli. »
François Dussart, directeur général délégué de l’Évian Resort
Au premier étage, le regard porte sur le nouveau bar monumental, la coupole dans sa majestueuse luminosité ressuscitée, le lac redécouvert dans le prolongement d’une nouvelle terrasse : la lumière, la couleur, la transparence règnent. Paradoxe de la législation, les joueurs-fumeurs jouissent de la plus belle vue sur le Léman dans un espace tampon totalement vitré, entre salle de jeux et terrasse !
Pour un regard extérieur, le rapport en mètres carrés à rénover et le temps passé n’apparaît pas optimum. Mais intégrer à l’équation le chemin parcouru, toujours en site occupé parsemé d’embûches après l’abandon d’un déménagement pur et simple – un casino ne peut fermer –, tempère largement l’appréciation première : aboutir à l’excellence finale dans ces conditions change radicalement la donne et le regard. À la réflexion, le casino achève en 2024 sa première véritable réhabilitation lourde avec une remise générale au meilleur niveau des locaux qui accueillent le public et une mise à niveau technique – ventilation, centrale de traitement d’air, désenfumage, etc. – qu’exigent la réglementation et le confort en pareil lieu. Passer un conduit de ventilation ou conduire des chemins de câbles électriques imposent de travailler au centimètre près, parfois même au millimètre, pour que tout passe dans les plénums. Ajouter des gaines de ventilation et de désenfumage, c’estajouter du poids qu’il convient de gagner ! D’où la mise en œuvre précautionneuse du curage de ce surpoids.
Le casino d’Évian figure au vingtième rang des casinos français sur un total de 202 ; il est le lieu des jeux traditionnels – ah ! la fameuse et rare roulette française ! –, des jeux électroniques et des machines à sous de dernière génération. Lieu de divertissement, il est, sans doute, le lieu par excellence de brassage social et générationnel. La conception de Philippe Prost traduit la réponse à ces exigences par une déclinaison d’antonymes : impact et élégance, moderne et classique, ludique et culturel, vibrant et feutré, accessible et privé !
La personnalité, l’exclusivité, l’émotion à coup sûr, un haut de gamme assumé mais sans intimidation avec une offre fondée sur une circulation plus naturelle et fluide, des espaces amplifiés et magnifiés, et des services améliorés, avec ici un nouveau bar d’importance, de nouveaux espaces de jeux, de nouvelles machines à sous, et là de nouveaux espaces de détente, de nouveaux espaces de restauration dont une brasserie avec vue directe sur le lac, etc. Le tout proposé dans un environnement qui convainc les clients et les salariés unanimes ! Joueurs ou visiteurs sont accueillis et traités avec le même soin et la même attention… le casino se veut le lieu qui conjugue architecture patrimoniale et architecture contemporaine dans ce qu’elles ont de meilleur : la convivialité, le confort et l’élégance.
Entretien avecLaurent Sacchi, secrétaire général du Groupe Danone, PDG d’Évian Resort
Le casino est-il le dernier maillon de la chaîne d’investissement ?
La renaissance du casino participe d’une dynamique de réinvestissement, de rénovation, de modernisation et de mise en valeur de l’ensemble des sites d’Évian Resort, tous remarquables à des titres divers : architectural, historique ou paysager. Démarré en 2010, ce cycle intéresse la complète rénovation des hôtels Royal, un palace, et Ermitage, un 4 étoiles, la complète rénovation des thermes, la complète rénovation du golf et son Academy ; il se termine symboliquement en 2024 par la séquence Évian SPA du Royal – derniers aménagements de La Grange au Lac-Casino. Cet investissement total conséquent, représentant plusieurs fois le chiffre d’affaires annuel de la société, est à la mesure de ce patrimoine d’une qualité exceptionnelle, d’une qualité incroyable, représentative d’époques remarquables telles que l’Art nouveau. Il est aussi à la mesure du statut spécifique et symbolique du site d’Évian pour Danone : une maison de famille.
Entretien avec Philippe Prost, architecte-urbaniste, Atelier d’Architecture Philippe Prost (AAPP)
Quels enseignements tirez-vous de l’étude historique de ce casino plus que centenaire ?
Dès le concours organisé par Évian Resort, j’ai pris le parti de redonner ses qualités au casino et de lui en offrir de nouvelles. Ce qui impose une étude historique pour retracer les étapes marquantes de son évolution et approfondir la vie d’un établissement de divertissement – music-
hall, cinéma, théâtre, concert, jeux, etc. – très élégant. Entre deux prises d’eau, il convenait d’occuper les curistes. Pour l’architecte, cela veut dire organiser des espaces couverts d’une coupole, de voûtes, diversifier les accueils et les pièces selon la multiplicité des éléments programmatiques.
Mais progressivement, tout est coupé, découpé, redécoupé, recomposé – le casino perd son âme – au profit des seuls jeux, dernière activité fonctionnelle avec le théâtre. Se pose à l’architecte la question de retrouver cette qualité et cette diversité grâce à l’histoire. À l’extérieur, des ajouts successifs par à-coups, une série de constructions, en ordre dispersé au pied du casino, occultent la façade et condamnent progressivement la relation visuelle entre le casino – rez-de-chaussée et premier étage – et le lac. Un constat aggravé par le mouvement de terrain en « dos d’âne » avec l’accueil d’un parking où le stationnement masque totalement le Léman. L’idée première est de comprendre les fondamentaux d’Hébrard et de redonner les relations visuelles primitives, perdues, occultées, oubliées, entre le casino et le lac, avec l’ambition de retrouver ce rapport avec l’horizon du lac que matérialisent les bateaux.
Entretien avec Laurent Forest-Dodelin, directeur général du casino et des thermes d’Évian
Un chantier en site occupé n’est jamais facile, encore moins dans un casino !
Travailler et habiter dans un chantier, c’est le sentiment que nous avons pu avoir parfois. Quelles que soient les protections, la poussière passe toutes les barrières, le martèlement des brise-bétons aussi. Les câbles courent tout au long du chantier et dans les zones de circulation : il faut continuer à éclairer, à climatiser, à maintenir les systèmes de sécurité, nombreux dans un casino. Le chantier s’est déroulé en deux phases : la première où nous avons déplacé l’entrée de la clientèle sans déménager les machines ; la seconde beaucoup plus complexe, avec la libération de la coupole pour sa restauration et le déménagement des machines dans d’autres salles reconditionnées.
La situation a pu être inconfortable pour nos clients, mais c’était un mal nécessaire pour assurer la continuité de l’exploitation avec une offre de jeux qu’il a fallu réduire. Les résultats s’en sont ressentis d’autant que dans cette seconde phase, l’esplanade devant le casino était en travaux, entraînant de sérieuses difficultés pour se garer. Pour mener un chantier d’une telle ampleur, nous nous sommes entourés de professionnels qui n’ont néanmoins pas l’habitude d’exercer leur activité dans un casino en activité avec tout ce que cela suppose. Il a fallu prendre des précautions particulières en termes de sécurité, de sûreté mais aussi d’hygiène et de propreté. Nous avons dû faire preuve d’attention et de pédagogie pour corriger les inévitables dérapages, même si tout le monde avait bien conscience des enjeux.
Le bon déroulé des opérations dépend très largement de la cohésion de l’équipe rassemblée autour de l’architecte et de l’exploitant.
Axonométrie
Fiche technique :
Maîtrise d’ouvrage : Évian Resort Maîtrise d’œuvre : Atelier d’Architecture Philippe Prost (architecte mandataire) Entreprises : BMF (économie de la construction), Vitrocsa France (menuiseries minimalistes), Atelier de Ricou (atelier de création et restauration de décors d’exception), SINFAL (métallerie acier et Inox) Surface : 4 450 m2 Budget : 16,8 M€ HT Programme : Architecture, réhabilitation, patrimoine, intérieurs, scénographie
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Réalisation | Extension de la Fondation Maeght, Saint-Paul-de-Vence — Silvio d’Ascia Architecture
Inaugurée en juillet 1964, cette institution a été fondée par Aimé et Marguerite Maeght, marchands d’art renommés. Conçu par l’architecte catalan Josep Lluís Sert, ce lieu unique rassemble les œuvres des plus grands artistes du XXe siècle. Après six décennies d’existence, la Fondation Maeght continue de résonner avec l’esprit de ses fondateurs. Pour célébrer son soixantième anniversaire, une extension subtile conçue par l’architecte italien Silvio d’Ascia a été ajoutée, offrant de nouveaux espaces tout en respectant l’harmonie originelle du lieu. De nouvelles salles, invisibles, étoffent la déambulation artistique où chaque élément, des sculptures aux jardins, dialogue avec l’architecture. La Fondation Maeght demeure un symbole vibrant de l’art moderne, où chaque visiteur peut redécouvrir la fusion unique entre art moderne et contemporain, nature et architecture.
Des liens et des lieux
Au cœur des Alpes-Maritimes, sur les premières hauteurs de Saint-Paul-de-Vence, émerge un sanctuaire de l’art moderne : la Fondation Maeght. C’est en juillet 1964 que ce lieu d’exception, témoin de rencontres singulières et de créations exaltantes, a vu le jour, sous les auspices de l’éminent André Malraux, ministre d’État en charge des Affaires culturelles. « Il s’est peut-être passé ici quelque chose dans l’histoire de l’esprit », déclarait-il lors de l’inauguration. La Fondation venait d’être construite par le Catalan
Josep Lluís Sert pour les marchands d’art Aimé (1906-1981) et Marguerite (1909-1977) Maeght. L’événement réunissait, parmi les plus grands artistes de l’époque, Miró, Giacometti, ou encore Chagall pour lesquels le lieu avait été créé. Yves Montand, venu en voisin, et Ella Fitzgerald y chantaient en duo le soir du vernissage. Depuis sa création, le site n’a cessé d’accueillir toutes formes d’art : Aimé Maeght ne faisait aucune hiérarchie entre peinture, sculpture, musique, danse, architecture et regroupait les disciplines sous le seul dénominatif : « des arts vivants », c’est-à-dire les œuvres des artistes avec lesquels lui et sa famille vivaient.
C’est dans la Cour Giacometti en 1966 que se produisit pour la première fois en France la Merce Cunningham Dance Company, sur des musiques de John Cage et dans des décors de Jasper Johns, Robert Morris et Frank Stella. La même année, Duke Ellington, en visite à la Fondation, y improvisa son fameux Blues for Miró. L’architecture ne fut en rien laissée pour compte. Durant l’été 1970, un gonflable dessiné par l’architecte-
ingénieur Hans-Walter Müller y fut érigé afin d’abriter un festival de musique et d’art contemporain. Au fil des années, la Fondation a accueilli un éventail éclectique d’événements, des concerts de toutes natures aux défilés de mode prestigieux, insufflant à chaque occasion un courant nouveau dans ses murs chargés d’histoire.
« L’origine de la création de la Fondation Maeght dans les années 1960 est avant tout une histoire d’amitié, une aventure humaine unique entre mes grands-parents, collectionneurs et galeristes d’exception, Marguerite et Aimé Maeght, avec un cercle incroyable d’amis artistes […] André Malraux a, le soir de l’inauguration, dit « Ceci n’est pas un musée, mais un lieu créé par l’amour et pour l’amour de l’art et des artistes. » (Saint-Paul-de-Vence, 28 juillet 1964). »
Isabelle Maeght, petite-fille des fondateurs Aimé et Marguerite
« Un lieu d’art moderne parmi le thym et le romarin »
La Fondation est née d’un deuil. Suite au décès du cadet de leurs deux fils, Bernard, en 1953, Aimé et Marguerite Maeght se sont réfugiés à Saint-Paul-de-Vence où ils avaient acheté des terres quelques années auparavant. Sur les conseils de Braque et de Léger, ils décident « d’entreprendre quelque chose qui les aiderait à dépasser leur peine ». Ce sera « un lieu d’art moderne parmi le thym et le romarin », tel que l’avait joliment formulé Aimé Maeght dans son journal de bord. L’entrepreneur s’accroche à ce projet, d’autant plus qu’à l’occasion du débroussaillage de la pinède, sont exhumés les vestiges d’une modeste chapelle datant du XIIe siècle qui s’avère être dédiée à saint Bernard.
Après avoir voyagé aux États-Unis en 1955, afin de visiter les grandes fondations américaines telles que Barnes, Philips et Guggenheim, la volonté des époux Maeght est de bâtir sur leurs six hectares de pinède, à flanc de la colline des Gardettes, « une sorte d’utopie », un village où les artistes dont ils sont proches viendront travailler. L’idée commence à se concrétiser lors de la visite de Aimé et Marguerite Maeght chez Joan Miró, dans son atelier de Palma de Majorque qu’a dessiné son ami Josep Lluís Sert. Tous deux natifs de Catalogne, les créateurs entretiennent une relation intellectuelle et amicale depuis les années 1930.
Enthousiasmés par l’architecture de Sert, les Maeght le sollicitent pour l’édification de leur Fondation. Sert en articulera les bâtiments autour de la chapelle Saint-Bernard, reconstruite sur le même emplacement. L’ensemble, qui doit être « un anti-monument » tel que le défend Sert, s’organise comme les maisons d’un village traditionnel autour du lieu de recueillement.
Une relation indéfectible avec l’architecte se noue, et la première Fondation indépendante en Europe consacrée à l’art moderne et contemporain est ainsi créée. Elle est immédiatement reconnue d’utilité publique. Donner forme à l’univers des artistes est une commande parfaite pour Josep Lluís Sert qui entretient un rapport étroit avec ces derniers. L’architecte, qui souhaitait devenir peintre, avait par ailleurs l’expérience de la réalisation du Pavillon de la République espagnole pour l’Exposition internationale de 1937 à Paris. La construction radicale avait pour objet l’art, sa monstration ainsi que sa diffusion, et abritait notamment le tableau Guernica de Picasso. Enfin, à Saint-Paul-de-Vence, Sert bénéficie d’un contexte idéal pour la pleine expression de son concept d’« architecture méditerranéenne » et de son idée que « l’architecture peut être une sculpture ».
« Tout en préservant son identité unique et sa relation avec la nature, Silvio d’Ascia a intégré quatre nouvelles salles sous les cours extérieures actuelles, dédiées à Miró et à Giacometti, dans l’épaisseur du mur en pierre calcaire sur lequel Sert avait posé son bâtiment en 1964. » Adrien Maeght, président, Fondation Maeght
Une architecture fragmentée
Dès le départ de la collaboration, Josep Lluís Sert s’est rendu à Saint-Paul-de-Vence pour travailler sur place à la conception de l’édifice avec les artistes concernés. Alors que le bâti ne couvre que 850 m2, l’architecte parvient à recréer la fragmentation d’un village avec son balcon, son agora centrale, ses cheminements et sa chapelle, où les volumes sont faits de matériaux simples – briques, tomettes, béton, pierre – parfaitement intégrés dans le paysage.
Après avoir traversé le jardin des sculptures, on pénètre dans la Fondation par une fine galerie. La lumière y est filtrée par de délicats croisillons, en terre cuite émaillée vernissée blanche, disposés devant les parois vitrées au sud. Ce vestibule permet d’accéder directement à la Cour Giacometti et il dessert, de part et d’autre, deux ensembles bâtis accueillant les expositions intérieures.
À l’est, le cloître est formé par une ceinture de petites salles de dimensions variées. Elles s’enchaînent selon différents niveaux pour s’adapter à la parcelle en pente. Ouvertes vers un patio et un bassin tapissé de mosaïques de Georges Braque, elles alternent des parois pleines avec les œuvres, et d’autres vitrées, pour des moments de pause où le regard se tourne vers la nature. La qualité de la lumière fut une question majeure pour Sert qui avait mis au point un système d’éclairage à claire-voie prenant la forme de demi-voutains. Ils s’avèrent d’une grande expressivité plastique, et il les déclinera dans de nombreux projets. Ces éléments fonctionnels, habitant les toitures, transfigurent la radicalité de l’architecture de Sert.
À l’ouest, la Salle de la Mairie, de plus grande ampleur, est surmontée de deux gigantesques impluviums qui déploient leurs ailes en porte-à-faux sur la Cour Giacometti. Symboles de la Fondation, se prêtant à de multiples interprétations, ils évoquent l’esthétique formelle moderniste de l’art de leur époque. Au-delà de leur charge symbolique, ces impluviums, qui avaient été inventés pour les villas romaines, assurent la récupération de l’eau de pluie. Celle-ci circule ensuite en boucle dans les bassins du labyrinthe Miró et rafraîchit les lieux.
C’est pour la Salle de la Mairie que Chagall avait réalisé le plus grand tableau de toute son œuvre : La Vie figure aujourd’hui comme l’une des pièces les plus célèbres de la collection Maeght. Sur la toiture accessible, deux grandes terrasses offrent une perception différente de la fusion entre art, architecture et paysage : depuis ce balcon, on perçoit à quel point les espaces d’exposition extérieurs du labyrinthe forment un tout indissociable du cloître et de la Mairie. Espaces intérieurs et extérieurs forment une déambulation artistique qui se parcourt selon des boucles aux possibilités multiples. Consacré aux sculptures et mosaïques de Miró, réalisées avec le céramiste et critique d’art Josep Llorens Artigas, le labyrinthe fut dessiné par Sert et Miró lui-même. Il se déploie sur plusieurs niveaux de restanques, en partie nord-ouest de l’ensemble bâti. Avec son épais tapis de graviers blancs captant la lumière, la déambulation s’y fait discrètement sonore, le long de solides murs courbes en pierre ocre. À la manière d’une œuvre de land art, Miró y avait introduit un fil d’Ariane en peignant une ligne blanche continue sur le dessus des murets.
Sert et Miró travaillèrent à quatre mains sur le site. Ils avaient fait réaliser des maquettes en bois des sculptures, afin de vérifier que l’échelle était bonne. Tout comme à Palma de Majorque, l’architecture donne ici forme à l’univers de Joan Miró. Sert aura saisi l’enjeu de ce projet de fondation privée dans son rapport avec les artistes : la totalité des œuvres dispersées entre murs et jardins, patios et terrasses, tissent une étroite relation avec l’architecture. De plus, habitué à construire dans des climats méditerranéens, Sert est parvenu à créer à Saint-Paul-de-Vence des bâtiments habilement ouverts sur l’extérieur et baignés de lumière. Moderniste radical, inspiré tant par Gaudí, Le Corbusier, que par les artistes qui l’entourent, Sert s’est fondé une esthétique qui lui est propre, et ses édifices ont la chaleur espagnole que n’auront jamais les réalisations du maître suisse chez qui Sert aura été formé de 1927 à 1929.
« Dès le démarrage du projet, le défi a été de construire la structure de l’extension sous les fondations du bâtiment existant. Afin de conserver l’intégrité de ce dernier, il a été nécessaire de renforcer sa structure en périphérie de la Cour Giacometti, en consolidant les fondations sur une profondeur de 5 m. » Laurent Nauche, directeur général de la division Génie Civil France, Triverio Construction
Une émotion intacte
Après soixante années d’existence, la Fondation n’a pas tellement changé de celle qu’inaugurait André Malraux en 1964. La déclaration de l’intellectuel et homme politique, évoquant l’esprit des lieux, reste d’actualité. Les Giacometti veillent toujours sur la cour éponyme, la dimension onirique dans le bestiaire du labyrinthe ne s’est en rien tarie, il y perdure encore le crissement des cailloux, les concerts de cigales, le frémissement des pins sur fond de Méditerranée. Les poissons en mosaïques du bassin Braque n’ont jamais cessé de captiver. À chaque déambulation dans les lieux, l’architecture, les sculptures, les jardins et les tableaux que l’on croyait connaître apportent de nouvelles lectures. Pour son soixantième anniversaire, l’art de bâtir est à nouveau convoqué avec la réalisation d’une extension. Cette dernière permet d’étendre la Fondation de 500 m2 auxquels s’additionnent 80 m2 de reconversion d’espaces existants. Avec plus de 130 000 visiteurs par an, mais seulement 850 m2 de surface d’exposition intérieure, ce lieu majeur de l’art moderne accueillait difficilement une exposition temporaire conjointement à l’exposition d’une partie significative de sa collection permanente. Réunissant 13 000 œuvres, celle-ci est l’une des plus importantes à l’échelle européenne. Déjà, en 1973, Aimé Maeght pressentait la nécessité d’agrandir les lieux. Le projet imaginé par l’architecte italien Silvio d’Ascia, dont l’agence est installée à Paris, permet d’enrichir la programmation, d’en diversifier les formes et de développer expositions et événements de manière transverse et complémentaire. « L’extension de la Fondation Maeght est un projet invisible », explique Silvio d’Ascia qui synthétise on ne peut mieux un projet enrichi d’une maturation de longue date : « Deux nouvelles salles se glissent sous les deux cours extérieures dédiées à Miró et à Giacometti, dans le socle en pierre sur lequel Josep Lluís Sert avait posé son bâtiment.
Il ne fallait rien ajouter, mais au contraire soustraire, en creusant dans le terre-plein du remblai du chantier des années 1960, pour construire de nouveaux espaces, ouverts vers la pinède au sud et en dialogue constant avec la nature. » Nourri de culture italienne et plus spécifiquement napolitaine, Silvio d’Ascia entretient un rapport étroit avec l’histoire de l’architecture et des villes, faite de sédimentations, mais néanmoins envisagée comme vivante. À travers sa pratique, l’architecte a toujours défendu la nécessité d’en préserver les strates et de les étoffer dans une même logique.
Arpenteur de l’architecture
« Un bon écrivain est d’abord un bon lecteur », cette affirmation de l’écrivain Philippe Sollers (1936-2023) pourrait être parfaitement transposée à l’architecture : un bon architecte est aussi un arpenteur de lieux.
Pour comprendre l’architecture et les territoires dans lesquels il intervient, Silvio d’Ascia, réalise de multiples croquis. Depuis les prémices de la conception jusqu’à la livraison des projets, cette posture d’insatiable dessinateur reste valable. Le dessin est pour l’architecte le moyen de comprendre les proportions, de déceler la présence de trames ou du nombre d’or dans le bâti : « La géométrie est de l’ordre de l’indicible mais elle est primordiale en ce qui concerne la perception spatiale », précise-t-il. À la Fondation, plus précisément, le modelage du plan repose sur le système du Modulor qu’avait élaboré Le Corbusier. Quant à la trame des voutains, elle accompagne la rythmique de la composition d’ensemble. Par ailleurs, l’architecte italien connaît d’autant mieux le bâtiment dessiné par Sert qu’il avait été missionné en 2010 afin d’en réaliser la mise en conformité. Il s’agissait d’accueillir au mieux les personnes à mobilité réduite. Les systèmes de chauffage et de ventilation, les réseaux d’électricité, devaient être aussi entièrement revus. Dans le cadre de la transition énergétique, des modifications entamées en 2023, et qui nécessiteront deux années d’interventions, consistent à remplacer les simples vitrages par des doubles, dont la mise en œuvre préserve la finesse des menuiseries. Chaque intervention fut l’objet d’un travail d’orfèvre afin de ne rien dénaturer et de retrouver les mêmes dispositifs et matériaux qu’à l’origine.
Une mémoire structurante
Peu banal, le lien de Silvio d’Ascia avec la Fondation Maeght assure une forme de continuité avec l’histoire des lieux et son rapport avec les arts : passionné de dessin et de sculpture, il découvre la Fondation, adolescent, à travers un livre d’art emprunté dans la bibliothèque familiale. Dans l’ouvrage, une photo pleine page représente un ensemble de sculptures regroupant des personnages filiformes, orientées vers le centre d’une place. Il s’agissait d’une photo à la Fondation Maeght représentant la série L’homme qui marche de Giacometti, installée dans la cour qui porte son nom. Souvenir resté vivace pour Silvio d’Ascia, cette image fut une révélation, car elle montrait que la puissance de l’architecture peut advenir de la fusion entre les matières, les éléments fonctionnels, l’art, la nature, l’horizon, le ciel. Découverte inspirante pour le projet d’extension : il ne faut surtout pas toucher à ce parfait équilibre selon l’architecte qui n’oublie pas de rappeler que la charge émotionnelle du lieu reste liée à la sublimation de la souffrance des époux Maeght. Délicate œuvre de mémoire, la chapelle Saint-Bernard fut magnifiquement reconstruite par Sert à l’emplacement des ruines originelles. Utilisant le même système de voutains pour y faire pénétrer la lumière, elle comprend des vitraux dessinés par Georges Braque et Raoul Ubac, ce dernier ayant également imaginé le chemin de croix taillé dans l’ardoise. Association subtile des époques, un Christ espagnol en bois, datant du XIIe siècle, offert par le couturier Cristóbal Balenciaga, veille sur les lieux.
Construire pour « l’homme qui marche »
Au fil de la déambulation dans la Fondation, l’escalier existant en partie nord-ouest amène tout naturellement aux deux nouvelles salles d’exposition glissées dans l’épaisseur du soubassement en pierre construit par Sert. Bien que souterraines, elles sont baignées de lumière au moyen d’immenses cadrages, toute largeur et toute hauteur, orientés vers la pinède et l’horizon. La plus grande salle, d’une superficie de 392 m2, placée sous la Cour Giacometti, est accessible par une galerie introductive née de la rénovation d’un ancien espace technique. Large de 14 m pour 28 m de long, elle est un volume libre de tout point porteur, ce qui la rend malléable aux différentes pratiques artistiques. Sous la courette Miró, restituée en cour ouverte comme à l’origine, la seconde salle d’exposition est de plus petite échelle. Développée sur 66 m2, elle est en connexion directe avec la première par une nouvelle galerie de 44 m2. Cette dernière reprend la forme en sinusoïde de la terrasse qui lui est supérieure. Si la relation entre l’art et la nature est maintenue par les ouvertures aux extrémités des salles, la promenade architecturale respecte elle aussi le fondement des lieux : grâce à une nouvelle sortie en partie sud-est, elle assure la continuité du parcours avec le labyrinthe, en passant par la Cour Miró puis par la Cour Giacometti : « La notion de parcours est majeure à la Fondation Maeght, où l’expérience des lieux est un unicum ! Il faut toujours penser à L’homme qui marche et encore davantage à la Fondation Maeght », rappelle Silvio d’Ascia.
« Des liens et des lieux »
Au final, ce projet d’extension où l’architecture prend forme par soustraction de matière est quasi imperceptible. Il ne signifie pas pour autant l’effacement qui lui ferait perdre de son sens, et il est toujours possible de continuer l’histoire d’un lieu, mais avec mesure et équilibre. La présence des deux nouveaux volumes, nés d’un effet de glissement, est marquée par un léger débord par rapport à la limite de soubassement qu’avait dessinée Josep Lluís Sert. Pour renforcer cet effet, la ligne de sol ménage un vide d’une cinquantaine de centimètres entre le bâti et le sol naturel. Pour tenir l’intégrité du concept dans sa totalité, les choix des matériaux et de leur colorimétrie ont été une préoccupation constante tout au long de la conception. Réalisés en béton de site, les volumes en saillie sont de la même couleur que la pierre locale du socle. Texturée, la matière brute conserve les traces de son bois de coffrage tel que le présentent également les bétons blancs proposés par Sert. Quant aux pierres récupérées sur le chantier, elles ont été utilisées pour édifier les nouveaux murs de soubassement. À l’intérieur des salles, les sols sont en travertin clair et veiné, exactement de même texture que celui déjà présent à la Fondation, dans le vestibule et sur les escaliers d’accès à la Cour Giacometti. Ces camaïeux de beige accrochent la lumière et la diffusent dans la profondeur du volume. La couleur assure également une continuité avec les parois en béton de site et le socle en pierre calcaire. Aucun détail n’a été laissé aux mains du hasard, une approche qui a permis de garder vive cette étincelle qui fait la beauté de l’architecture de la Fondation Maeght. Et l’on ne peut que saluer, à travers ce chef-d’œuvre d’architecture et d’équilibre, la capacité des deux créateurs, ayant œuvré à soixante années d’écart, d’avoir su nourrir de leur sensibilité d’artistes leur versant bâtisseur. « Les lieux sont aussi des liens. Et ils sont notre mémoire. »
Entretien avec Silvio d’Ascia, architecte fondateur, Silvio d’Ascia Architecture
Comment cette idée de construire en dessous, dans la profondeur, est-elle venue ?
Sur les photos d’époque de la construction de la Fondation, notamment celle représentant Aimé Maeght en tenue de chantier dans la Cour Giacometti, j’avais remarqué qu’elle était entièrement édifiée sur des remblais. Le chantier, à l’époque, consistait à creuser d’un côté et à construire d’un autre sur la décharge de terre, ce qui nous a permis de creuser en profondeur et d’enlever les terres de remblais soixante ans plus tard. Je défends toujours l’idée qu’il s’agit d’un projet de soustraction où nous avons enlevé de la matière. Nous avons creusé quasiment 4 000 m3 de terre pour glisser les nouvelles salles. Au final, c’est un projet de vide. Le meilleur geste est parfois celui qui est silencieux, ce qui ne signifie pas s’effacer. Il est possible de continuer l’histoire, mais avec un certain sens de la mesure et de l’équilibre. Le fait de construire en soustraction, par le bas et dans la même emprise, c’est respecter les règles du jeu d’intervention dans l’existant et ainsi en maintenir les proportions. Il n’y a pas d’ajout mis à part les deux grandes baies vitrées vers la pinède qui reprennent le thème du cadrage que Sert a toujours voulu vers la nature.
Fiche technique :
Maîtrise d’ouvrage : Fondation Marguerite et Aimé Maeght Maîtrise d’œuvre : Silvio d’Ascia Architecture, Builders & Partners Entreprises : APAVE (bureau de contrôle, coordinateur SPS), BUILDERS & PARTNERS (MOex), FONDASOL (BET géotechnique), SSI PCA SUD-EST (coordinateur), TRIVERIO – VINCI CONSTRUCTION (macro-lot), SNADEC (désamiantage), UPSOS (BET façades), Marshall Day (acoustique), 8’18 » (éclairage), ALP ASCENSEUR (élévateurs PMR), MONEL (Cfa/Cfo/SSI), CPCP MATEMONA (CVC/plomberie), GIRAUD (menuiseries extérieures), REGIS (menuiseries extérieures et serrurerie), GEZE (portes automatiques), MANUEL DA CRUZ (façades pierre et ravalements), RAX RENOV (plâtrerie – faux plafonds – Revêtement sol PHASE 1),CKAT (plâtrerie – faux plafonds – revêtement sol PHASE 2), NICOLAS FREDERIC (peinture), TERRE ET CREATION (paysage), Manetti Gusmano & Figli (tomettes), Vitrocsa (conception etfabrication des baies vitrées de grande portée), Margraf (travertin), ERCO (éclairages), Fade – Ecophon Saint-Gobain (faux-plafond acoustique) Surfaces : 2 900 m2 surface totale / 2 400 m2 existant (dont 850 m2 d’exposition) + 500 m2 d’extension exposition + 80 m2 reconversion d’espaces existants Budget : 5,5 M€ Programme : Réhabilitation et extension du musée et de ses jardins
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Focus | Nouvelle école de Maringues, Maringues — Xavier Géant et Christophe Aubertin architectes dplg, studiolada
Construction de la nouvelle école de Maringues : un projet durable et innovant
La nouvelle école de Maringues est un exemple de construction durable, axé sur l’utilisation de ressources locales comme le bois, la terre coulée, le béton de site et la terre cuite. Ce projet, qui réinterprète la typologie traditionnelle du couvent avec trois cloîtres organisant les cours et les espaces des enfants, s’intègre harmonieusement dans son environnement pavillonnaire à proximité du centre-bourg, du collège et de son pôle sportif.
Conception et intégration
Occupant une surface de 2 720 m², l’école se développe en rez-de-chaussée le long de la rue des Récollets. Elle regroupe l’école maternelle et l’école élémentaire autour de deux patios utilisés comme cours de récréation, et d’un troisième patio central pour les activités périscolaires. Cette organisation en cloîtres permet de créer une ambiance intime et naturelle pour l’apprentissage, tout en maintenant des liens visuels entre les différents espaces.
Axonométrie aérienne
Utilisation de matériaux locaux
Le projet privilégie les matériaux naturels et locaux, comme le bois massif pour la charpente (sapin blanc), le bardage (hêtre et douglas) et les habillages intérieurs (sapin blanc). Les murs de terre coulée, inspirés des fermes en pisé de la plaine de la Limagne, apportent des qualités esthétiques et hygro-thermiques. Cette technique utilise de la terre crue de Sermentizon et des graviers de la rivière Morge, avec une faible proportion de ciment pour faciliter le décoffrage.
L’école est isolée en ouate de cellulose et en fibre de bois, avec des menuiseries en pin et des façades bardées de hêtre et douglas thermotraité. L’utilisation de matériaux industrialisés est réduite aux impératifs techniques, les matériaux biosourcés sont privilégiés.
Impact environnemental et social
En utilisant des matériaux locaux, le projet soutient l’économie et l’énergie sociale de la région. Les bois de structure, de bardage et de mobilier proviennent des monts du Forez et de la forêt des Combrailles, favorisant l’emploi local. La gestion des eaux pluviales est intégrée de manière naturelle, avec une noue périphérique qui infiltre et récolte les eaux pour l’arrosage.
La nouvelle école de Maringues a reçu le prix régional de la construction bois 2024 (région Auvergne-Rhône-Alpes) et est en lice pour le prix national.
Fiche technique :
Maîtrise d’ouvrage : Commune de Maringues Maîtrise d’oeuvre : Xavier Géant et Christophe Aubertin, studiolada Surface : 2 720 m2 Budget : 5,9 M€ HT Programme : Écoles primaire et maternelle + périscolaire