De nos jours, dans lesquels les idées contradictoires s’entremêlent, s’entrechoquent, se confrontent, inquiètent même, où en est la création ? Devrions-nous retourner vers un passé, si admirable soit-il, figé, calfeutrés dans nos figures historiques ? Non, bien sûr. A contrario, au regard des assauts essuyés par nos chefs-d’œuvre au sein des musées, devrions-nous oublier que l’art est le moteur de notre humanité ? Et devrions-nous non seulement faire tabula rasa, mais aussi ne plus explorer les plus profondes émotions qu’il nous inspire ? Tout porteur du dogme ou autre nihiliste, ou bien commun des mortels en quête de buzz, tous ignorent sans doute que l’art-thérapie existe. Ainsi, ne passeraient-ils pas tout simplement à côté de nos plus belles plates-formes consacrées à l’art, et même des matières fantastiques contenues dans les œuvres ?

La création de l’agence

C’est à partir de cette expérience que Judith et Pierre Jorge créent leur agence et lancent une série de projets pionniers qui seront très appréciés, avec des artistes contemporains, des conservateurs et des collectionneurs. En travaillant sur l’interaction entre la lumière et l’architecture et en gardant cette interaction au premier plan de sa conception, AAS acquiert une réputation notoire pour ses concepts spatiaux. Son travail comprend des installations d’œuvres d’art majeures, des intérieurs de magasins de luxe conçus « en frugalité », des extensions résidentielles et des conversions d’espaces industriels liés à l’art.

Studio di Delfino Sisto Legnani © Melania Dalle Grave

Projets fondateurs

Le projet fondateur de 1999 : 001 THE WATERMILL CENTER BYRD HOFFMAN FOUNDATION / ROBERT WILSON situé à Long Island aux États-Unis est commandé par Robert Wilson et développé en collaboration avec l’architecte Richard Gluckman.

Robert Wilson envisage d’emblée le vaste site de Long Island comme un centre culturel, doté

d’espaces de répétition et de quartiers d’habitation. Il désire une arcade contemplative où toutes sortes de choses différentes peuvent se produire. Le bâtiment, anciennement un laboratoire de recherche pour Western Union, conserve sa fonction d’usine, mais cette usine sera désormais destinée à la production artistique. Les espaces intérieurs flexibles peuvent servir de dortoirs, de studios ou de galeries. Les axes perpendiculaires ouvrent et encadrent les vues sur le paysage et au-delà, relient les espaces intérieurs et extérieurs. Il s’agit tout à la fois d’une usine et d’un laboratoire d’idées, un lieu où l’artiste s’empare de l’espace telle une fabrique de sa propre création, à la croisée des disciplines et en partage. Dans son travail de restructuration parcimonieuse, AAS a recourt à des matières intrinsèquement constructives comme des structures et des bardages en acier, des briques de béton et du verre clair pour capter le meilleur de la lumière naturelle. L’espace est d’ores et déjà scénographié dans un dépouillement simple, tel l’ADN posé là des projets à venir.

À l’issue de ce projet, Judith et Pierre Jorge s’accordent sur un retour en Europe avec l’idée de communauté. Le foncier à Paris est hors de prix. À Berlin, il y a les artistes mais peu de moyens financiers, les galeries étant ailleurs : Londres, Düsseldorf, Cologne… Ils y posent pourtant leur valise.

En 2003, ils y livrent leur projet 097 AM2 ANDREAS MURKUDIS, sorte de manifeste de leur implantation. La boutique d’Andreas Murkudis est située dans une cour cachée de Berlin. Elle représente, dans une certaine mesure, une nouvelle approche de la conception d’un espace commercial. Dans ce magasin de mode et de design, le visiteur découvre un environnement à la fois fonctionnel et dédié à un processus formel, ce qui fait que le produit final – le magasin – transcende plus ou moins les frontières entre l’architecture, la scénographie et l’art visuel. Les meubles apparaissent comme des objets minimalistes sur un fond blanc neutre, comme si nous nous trouvions dans un espace de galerie et non dans un magasin de vêtements. Ces aspects sont encore accentués par la disposition de la lumière, ainsi que par d’autres éléments logistiques. Aucun élément électrique ou technique n’est visible. Rien n’interrompt la vue du visiteur.

En 2010, ils livrent, toujours à Berlin, leur projet 233 JARLA PARTILAGER, qui ancre définitivement leur amour pour l’art à travers la conception de l’espace d’exposition de l’une des plus importantes collections privées d’art contemporain en Europe. Là, des matières froides rivalisent et se répondent en dichotomie : acier inoxydable poli miroir, béton « méga » brut de la structure originelle, peinture d’un blanc « immaculé », le tout ponctué de chêne traité avec de la poudre d’aluminium pour un résultat gris.

AERA © Thomas Meyer – Ostkreuz

L’aménagement d’un ancien entrepôt situé entre le centre-ville de Lisbonne et le site de l’Expo 98, à quelques mètres du fleuve Tage au Portugal, assoit leur production hors frontière en 2019. Il s’agit du projet 426 TEM-PLATE !

L’éclairage est l’élément dominant de la conception qui couvre l’ensemble de l’espace sans exception, et lui permet de rester totalement ouvert. À première vue, l’éclairage artificiel semble être un élément purement fonctionnel destiné à éclairer l’ensemble des volumes de manière homogène, comme nous pouvons le trouver dans les entrepôts ou les supermarchés. Cela étant, en y regardant de plus près, on constate que l’espacement entre chaque ligne d’éclairage, installée parallèlement à la façade, devient plus dense au fur et à mesure que l’on s’enfonce dans la volumétrie. Le système a été conçu pour dominer la puissante lumière du soleil qui traverse la seule façade ouverte. La distance entre les lignes d’éclairage proches de la façade commence à quatre mètres et se resserre progressivement, avec moins d’un mètre entre chaque ligne à l’arrière de l’espace.

En plus de la couche d’éclairage, l’entrée est définie par un rideau massif en PVC, d’une teinte jaune pâle, qui couvre l’ensemble de la longue façade intérieure que les visiteurs traversent lorsqu’ils entrent dans le magasin. Le rideau fonctionne telle une couche climatique naturelle qui parvient à couper le soleil traversant la façade, réduisant la chaleur en été et le froid en hiver – régulant ainsi la température intérieure. Parallèlement au rideau de la façade principale, un autre mur-rideau est construit à l’arrière de l’espace avec une couche de polycarbonate gris-argenté pour créer un espace séparé contenant tous les services de l’arrière-boutique.

Pour le mobilier, des panneaux d’aggloméré visibles, recouverts de matériaux gris ou argentés non traités, sont utilisés pour créer des pièces monumentales qui ressemblent à des fragments d’architecture. En utilisant des formes basiques, chaque pièce renforce la radicalité des lieux et est conçue pour les besoins de chaque département – il s’agit de jouer avec ce qui est visible ou volontairement obstrué, d’inviter les visiteurs à explorer l’espace. Le sol correspond au sol originel de l’entrepôt, qui a été profondément poncé pour mettre à nu les plus grosses dalles de béton, blanchies avec une protection mate.

 

Texte : Anne-Charlotte Depondt
Visuel à la une : TEM-PLATE © Thomas Meyer – Ostkreuz

— retrouvez l’intégralité de l’article De l’art de l’architecture, de la lumière et de la mise en scène, Gonzalez Haase AAS dans Archistorm 123 daté novembre – décembre 2023 !