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ENTERTAINMENT CITY

La ville divertissante, nouvel enjeu pour l’urbanisme

Le billet d’humeur de Paul Ardenne

Visuel à la une : Dubai ©D.R.

Sitôt mariée à la liberté de déplacement et à l’abaissement des coûts de transport, la civilisation du temps libre et des loisirs se traduit par une mobilité touristique accrue. Et pour le touriste, par cette question d’une brûlante actualité : où aller ? Cette même question se pose au retraité cherchant un point de chute pour ses vieux jours ainsi qu’à ceux, nombreux, qui cherchent à changer de lieu de résidence. Faire le choix, en matière de destination touristique ou de lieu de vie, de la ville divertissante, de l’Entertainment City, est pour tous ceux-là une décision appropriée.

Par « ville divertissante », on n’entend pas tant la ville riche de son site privilégié, de son patrimoine historique ou de ses monuments qu’une ville rendue vivante à tout prix, animée d’événements en tous genres, festivalière toute l’année, atmosphérique plus que solide. Ce type de ville à dynamiser sans cesse, plus instable que finie, « moléculaire » plus que « molaire », est un enjeu pour l’urbanisme. Car il faut alors aux urbanistes, sous la pression du fun, privilégier cette valeur se faisant absolue, l’excitation pérennisée.

Magazine archistorm ville divertissante

The Vessels, architecture Thomas Heaterwick, Hudson Yards ©D.R.

La ville comme attracteur

La mobilité humaine choisie, en notre premier quart du XXIe siècle, est devenue intense. Le tourisme international, partie la plus visible de l’iceberg, se porte à merveille – on décomptait en 2018 un milliard et demi de touristes, soit près d’un quart des Terriens, avec un impact considérable sur l’économie globale : 10 % du PIB mondial, 7 % du commerce international, 30 % des exportations de services. La croissance des classes moyennes (« moyennisation du monde » : un tiers de la population mondiale en 2018), celle des retraités aisés (l’« or gris ») ajoutent aux déplacements choisis des humains, en hausse constante. Les déménagements, dans les pays à haut niveau de vie, peuvent enfin concerner jusqu’à 15 % l’an de la population, pour motifs professionnels ou familiaux. Je me déplace : quelle ville, en conséquence, privilégier ? Quelle cité élire pour me récréer et me ressourcer, faire valoir mes compétences professionnelles, ou bien finir ma vie en paix et si possible, en joie ? Dans la plupart des cas, destination et lieu d’implantation sont mûrement réfléchis et favorisent les zones urbaines avantageuses.

L’attraction urbaine est un mixte complexe. Position géographique, climat, patrimoine, niveau de vie, réputation, image nationale et internationale, situation écologique, tout compte. Une défaillance à l’une de ces entrées et c’est la suspicion, qui anticipe un possible rejet.

Plus-values urbaines inégales et fluctuantes

L’attraction urbaine est un mixte complexe. Position géographique, climat, patrimoine, niveau de vie, réputation, image nationale et internationale, situation écologique, tout compte. Une défaillance à l’une de ces entrées et c’est la suspicion, qui anticipe un possible rejet. Le réchauffement climatique, de la sorte, condamne à moyen terme nombre de cités méridionales, en Europe ou en Amérique du nord, jusqu’alors très prisées des personnes âgées aisées. L’héliotropisme, cette culture historique des retraités qui ont des moyens, a ses limites. De la chaleur, oui, mais pas trop de chaleur.

Certains lieux, en matière d’identité urbaine, d’Urban Identity, sont plus privilégiés que d’autres. La promenade de Saint-Tropez, chaque jour de l’année ou presque, est encombrée de passants, de voitures et de piliers de bistrot. L’origine de cet intérêt ? Le mythe du Saint-Tropez jet set des années 1960 continue d’opérer, et attire le chaland. Roses, cité catalane située à quelques centaines de kilomètres, se vide en revanche désespérément de ses touristes et de ses retraités. Même Méditerranée pourtant en bord de côte qu’à Saint-Tropez, mais la désaffection. Immeubles quelconques et mythe zéro font ici face à l’étendue liquide. Un casse-tête, pour les urbanistes. Comment éviter l’hémorragie ? Comment redorer le blason d’une cité trop marquée par la culture de masse et de la playa por todos ? La végétalisation du front de mer, l’aménagement d’une promenade cycliste, l’installation d’un éclairage sophistiqué des façades couleur jaune soleil, bleu outremer voire caca d’oie (jouer de l’effet de surprise…) ont peu de chance d’inverser la donne. Trop cosmétique, juste cosmétique, et ce drame implacable, pour Roses – l’absence de magie symbolique.

Amsterdam, Rijksmuseum © Nikolai Karaneschev

Le « déplacé volontaire », qu’on ne saurait confondre avec le migrant économique ou climatique (celui-là subit le déplacement plus qu’il l’organise), plus calculateur qu’indifférent, plus excité que passif, est un individu exigeant. Il en « veut » et, s’agissant de son point de chute, ce qu’il veut c’est la plus-value. Dans l’instant pour le touriste, dans la durée pour le travailleur ou le retraité. Les pires des entrées, au registre de la qualification d’une ville, sont la laideur, le caractère morne, le climat répulsif, la violence sociale, l’ennui. Or il s’agit en l’occurrence de viser juste, d’autant plus que le bon choix se révèle toujours plus complexe. Les villes en quête d’attractivité, dotées de services de branding comparables à ceux des marques de vêtements ou de voitures, savent très bien mentir et tromper. Publicité n’est pas vérité. Et le diable, là encore, se cache dans les détails. Une plus-value urbaine, ainsi, peut se distribuer de plusieurs façons, parfois inattendues, de nature à atomiser l’identité de la ville voire à la rendre incertaine. Dubaï, perle du Moyen-Orient, offre à son usager le spectaculaire de ses formes établies, de grands immeubles défiant le ciel, de quoi l’ébahir et combler son attente d’un sidérant spectacle de la réussite, ainsi que sa propreté et son affairisme vibrant. Est-ce cependant assez ? Ce spectacle – celui du « molaire », de la forme posée, établie, pour user d’un concept emprunté à Deleuze et Guattari (Mille plateaux, 1980), que vaut-il une fois comparé à ce « moléculaire », à cet anti- «molaire » que représentent des données non moins importantes mais jamais à négliger telles que l’esprit anti-démocratique local, la limite mise à la liberté de consommer de l’alcool ou, femme, de se mouvoir tête nue, ou encore, dans les piscines publiques, le fait de devoir endurer le refus de la mixité, des contraintes propres à la culture arabo-musulmane des émirats du Golfe persique ?

Découvrez le billet d’humeur de Paul Ardenne dans le numéro 98 du magazine Archistorm, daté septembre-octobre 2019 !