Un siècle après, l’Exposition des arts décoratifs et industriels modernes de Paris continue de fasciner. Elle symbolise en effet la consécration d’une tendance, pourtant déjà largement amorcée autour de 1910. Longtemps perçue comme le théâtre d’un affrontement des modernités, elle apparaît désormais comme le lieu et le moment où toutes ont pu se montrer à grande échelle.

Imaginée dès 1906, prévue depuis 1912 par le ministère du Commerce et de l’Industrie, dans le but de prouver, à l’Allemagne notamment, la vitalité des arts appliqués français, l’Exposition de Paris se tient finalement en 1925, entre le Grand Palais et les Invalides. Son architecte en chef, Charles Plumet, en conçoit les quatre tours et la cour des Métiers ; la plupart des pavillons, comme les objets qu’ils accueillent, sont dominés par les formes géométriques d’inspiration classique qui feront le succès commercial de l’Art déco. Le poète Paul Géraldy se félicite alors, dans L’Illustration (25 avril 1925) : « L’époque est maintenant passée des recherches divergentes et indisciplinées. Un groupe d’artistes, rafraîchi par ce bain de nature, s’est mis d’accord avec lui-même, fait effort à présent dans une même direction, retrouve le sens de la vie, progresse vers sa perfection et atteint à une rigueur, à une unité, à un style dignes de nos plus grandes époques. Demain, nous posséderons un art qui nous exprimera tout entiers ».

Ces artistes, ce sont Louis Süe et André Mare, Michel Roux-Spitz, Joseph Marrast, Albert Laprade, Éric Bagge, Henri Rapin ou Pierre Selmersheim, tous architectes, mais tous partisans d’un art total intégrant mobilier, jardins, luminaires et tentures. Pierre Patout, auteur des dix pylônes formant l’entrée de l’Exposition, place de la Concorde, travaille, lui aussi, à cette nouvelle synthèse et livre avec le Pavillon du Collectionneur, aménagé par Jacques Ruhlmann – dans un esprit qui annonce le bureau de Lyautey au musée des Colonies (1931) –, le véritable manifeste d’une nouvelle architecture : sobre, claire et géométrique, dans la lignée des « folies » du XVIIIe siècle, tels l’hôtel de Salm et le pavillon de Bagatelle. Il s’agit en somme de retrouver l’équilibre, l’invention et le savoir-faire d’un art français que certains jugent menacé par le purisme ou l’ascèse dont Le Corbusier, André Lurçat et Raymond Fischer notamment font l’apologie.

Cette recherche s’exprime avec éloquence dans les pavillons des ateliers de création des grands magasins : le Bon Marché (Pomone), les Galeries Lafayette (La Maîtrise), les Magasins du Louvre (Studium) et le Printemps (Primavera). Respectivement conçus par Louis-Hippolyte Boileau, le trio Joseph Hiriart, Georges Tribout et Georges Beau, Albert Laprade et enfin Henri Sauvage avec Georges Wybo, chacun a fait l’objet d’un programme d’aménagement intérieur par un architecte-décorateur (Paul Follot, Maurice Dufrène, Djo-Bourgeois et Étienne Kohlmann, Alfred Levard). Situés aux quatre angles de la première moitié de l’esplanade des Invalides, les pavillons doivent respecter un gabarit préservant la perspective du site. Chaque architecte résoudra le problème de l’élévation différemment, Sauvage et Wybo se distinguant en adoptant le parti radical de la hutte, critiqué pour son caractère excessif mais de loin le plus expressif. Albert Laprade, qui a voulu construire au moindre prix, opte pour un pavillon à la manière de ceux du palais de Topkapi à Istanbul, sans ressauts, tandis que Boileau choisit une formule intermédiaire : des ressauts successifs exprimant plus clairement la disposition intérieure. Destinés à présenter des trésors de décoration intérieure, les pavillons des grands magasins ont été conçus comme des écrins, voire des objets, tout autant que comme des espaces, prêtant ainsi le flanc à une critique rationaliste hostile à l’indépendance de l’ornement. Là se situe précisément l’un des malentendus de 1925 ; on ne sera pas surpris, alors, que le pavillon des Galeries Lafayette, le plus apprécié du moment, soit aussi le moins connu. Signé par les plus décorateurs des architectes (Hiriart, Tribout et Beau), il est pourtant le seul dont la critique ait relevé les qualités spatiales.

Alors que l’Exposition de 1925 est l’une des premières qui ait été confiée à des artistes sans concours, l’adjudication de la maîtrise d’œuvre du pavillon des Galeries Lafayette est décidée après consultation de plusieurs architectes. Dominé par une façade-vitrail monumentale, conçue à la fois par les trois architectes, le décorateur Maurice Dufrène et le maître-verrier Jacques Gruber, le pavillon vaut surtout pour sa composition spatiale. Les architectes optent en l’occurrence pour une double circulation à sens unique. La première se fait en descendant, autour du hall central à l’italienne, éclairé par le vitrail, une galerie ouvrant sur les espaces d’exposition. L’escalier d’honneur, pour sa part, conduit au premier étage où une seconde galerie dessert salon de thé et terrasses fleuries. À travers un savant jeu de montées, descentes et repos, le visiteur parcours l’ensemble des créations – toutes luxueuses – du grand magasin, dominées par un plafond vert à pans coupés conçu par Dufrène. Oubliée au profit d’une lecture avant tout formelle des pavillons de 1925, cette complexité spatiale n’a pas échappé aux visiteurs de l’Exposition.

Pierre Patout, pavillon du Collectionneur

« L’art décoratif moderne n’a pas de décor. Mais on affirme que le décor est nécessaire à notre existence. Rectifions : l’art nous est nécessaire, c’est-à-dire une passion désintéressée qui nous élève. » Tel est l’un des arguments exposés par Le Corbusier dans son ouvrage L’Art décoratif d’aujourd’hui, qui paraît en 1925 en même temps que l’Exposition, où son Pavillon de l’Esprit nouveau, cellule en duplex grandeur nature d’un projet d’immeuble-villas, est installé en marge de la programmation officielle et dissimulé derrière une palissade le jour de l’inauguration. Considérée par la critique moderniste comme un échec, l’Exposition de 1925 aurait marqué la scission entre deux types de renouveaux et finalement consacré le triomphe d’un art conservateur : l’Art déco. Quelques pavillons placés sous le signe du scandale sont du même coup devenus des œuvres mythiques, tel le Pavillon soviétique de Konstantin Melnikov, brève incursion du constructivisme russe sur le sol parisien. À proximité du Grand Palais – réaménagé pour la circonstance par Charles Letrosne –, Robert Mallet-Stevens dresse pour sa part, à l’avant de son Pavillon des Renseignements et du Tourisme, un sobre beffroi de 36 mètres de haut, formé de deux voiles minces de béton disposés en croix, entrecoupés à la base et au sommet par des lamelles en porte à faux. Associé pour l’occasion à Jan et Joël Martel, avec lesquels il réalise les arbres en béton du jardin cubiste, aux maîtres-verriers Louis Barillet, Jacques Le Chevallier et Théodore Hanssen, ainsi qu’à Francis Jourdain (aménagement intérieur) et Pierre Chareau (éclairage), Mallet-Stevens produit son premier manifeste parisien d’une architecture abstraite, faite de plans et de lignes seulement, tout en donnant aux arts appliqués une place qu’ils n’ont pas chez Le Corbusier. Car c’est bien de cette union des arts que l’Exposition entend faire l’éloge et Mallet-Stevens est, parmi les modernistes, le plus proche de l’esprit W déco. Il suscite cependant la controverse en accueillant, dans le hall de l’Ambassade française, où se distingue le superbe bureau-bibliothèque dessiné par Pierre Chareau, des tableaux de Robert Delaunay et Fernand Léger ; des œuvres cubistes que le commissaire général de l’Exposition, Paul Léon, n’apprécia guère et qui furent provisoirement déplacées…

Paradoxalement, la porosité des frontières entre les diverses tendances, auxquelles il faut encore ajouter le rationalisme structurel d’Auguste Perret – auteur du très remarqué théâtre de l’Exposition – et de Tony Garnier, ou encore la tendance pittoresque incarnée par Louis Bonnier, apparaît plus évidente au grand public qu’aux spécialistes. Puissent ces derniers mettre de côté leurs préjugés et regarder chaque pavillon de 1925 pour ses qualités propres.

À lire : Simon Texier, Art déco, Rennes, Éditions Ouest France, 2023, 72 p.

Par Simon Texier
Visuel à la une : Robert Mallet-Stevens, pavillon des Renseignements et du Tourisme, Exposition des arts décoratifs de 1925

— Retrouvez l’article dans Archistorm 132 daté mai – juin 2025