RÉALISATION

THÉÂTRE DU MAILLON, STRASBOURG PAR LAN ARCHITECTURE

Conçu et réalisé par l’agence LAN Architecture, fort du programme concocté par l’équipe du Maillon et la Ville de Strasbourg, le nouveau théâtre est élaboré à partir des espaces préexistants du Maillon dans le hangar du Parc des Expositions, le projet des architectes extrapole les desiderata des futurs utilisateurs, en concrétisant cette utopie de créer, pour chaque type de spectacle, un nouveau lieu scénique.

De la friche à l’édifice

Depuis sa fondation en 1978, le théâtre du Maillon effectue une mue tous les vingt ans. Tout d’abord, il est centre culturel dans le quartier Hautepierre, avec pour objectif la sensibilisation à la culture des populations situées en périphéries. En 1999, il déménage au nord du centre historique, dans le quartier Wacken, intégrant l’ancien pavillon d’accueil du Parc des Expositions. De là, il tutoie le Parlement européen. Mais l’espace occupé pose de fortes contraintes d’usage, puisqu’il faut démonter les gradins afin d’installer la foire, et remonter la salle pour reprendre le rythme des saisons. Cette obligation induit une programmation spécifique, adaptée au site. Vingt années de manipulations, certes réinventions scéniques perpétuelles, qui auront hissé cet équipement au rang d’une scène incontournable de la création en Europe, auront aussi épuisé les équipes successives. Dans les années 2010, les projets urbanistiques dont le quartier d’affaires international Archipel ont finalement raison de sa situation et la municipalité décide de son déplacement, à proximité, dans un édifice déterminé par un concours d’architecture. Le programme établi calque l’organisation spatiale existante dans les murs de la friche industrielle, afin de prolonger les habitudes mais surtout de maintenir l’esprit du lieu. À l’issue du choix du jury, l’agence LAN architecture (Umberto Napolitano et Benoît Jallon) l’emporte sur ses concurrents avec un projet qui, non seulement porte cet idéal tel qu’il est inscrit dans la mémoire des utilisateurs – équipe, artistes et spectateurs –, mais en plus dépasse les attentes par une conception singulière. Avec leur équipe de maîtrise d’œuvre, les architectes misent sur une partition du vide, en développant des espaces poussés au maximum de leur capacité afin de devenir pleinement support à la création. L’un des axes de travail consiste à augmenter significativement les volumes pour faire en sorte que tout puisse potentiellement être scène ; un autre à créer des « espaces indéterminés » libres à l’appropriation.

Une baie supérieure aux dimensions maximales de ce que la production verrière peut réaliser est découpée dans la coque de béton noir.

Un monolithe réglé

À partir de la parcelle dédiée, les architectes imaginent une enveloppe générique composée d’un module répétitif : une paroi minérale en béton noir, dans laquelle est découpée une baie supérieure aux dimensions maximales de ce que la production verrière peut réaliser, en correspondance avec une porte coulissante en partie basse. Toutes les façades sont identiques. Il n’y a pas d’avant ni d’arrière. L’accès public comme technique est valorisé de la même manière, excepté quelques variations de matériaux pour offrir la transparence ou la translucidité requises. Nulle variation dans le rythme ni ornement ne vient signifier une porte privilégiée ou un statut particulier. En somme, l’austérité caractérise cette écriture.

L’échelle en est troublée : impossible de donner des dimensions à ce corps, qui paraît domestique ou monumental selon la distance et l’angle d’approche. Cette rigueur répétitive le rend magnifique, et ne révèle rien de la complexité de couler un voile en béton in situ de l’équivalent de six étages d’un seul coup. Le volume est parachevé par un toit, horizontal, qui couvre toute la surface du parallélépipède de 90 x 60 m, formant un plafond régulier à 15 m de hauteur. Enfin, légèrement surélevé à cause de la nappe phréatique, un seul et même sol met tous les organes programmatiques de plain-pied, de l’accueil du public aux ateliers techniques en passant par les deux salles. Cette altimétrie partagée exauce la porosité visée par le Maillon, ici concrétisée par l’agence LAN, pour déployer des situations scéniques plurielles, multiples, à la carte, selon les spectacles accueillis et les résidences artistiques.

La grande salle fixe en dispositif frontal dispose de gradins plus ou moins pentus dégringolant vers le plateau, dans un univers caractérisé par la forme de la salle et par ses textures, des parois aux fauteuils.

Des salles modulables performantes

Les programmes d’équipements scéniques actuels conjuguent le plus souvent une grande salle fixe en dispositif frontal, avec une salle modulable. Si la première dispose de gradins plus ou moins pentus dégringolant vers le plateau, dans un univers caractérisé par la forme de la salle et par ses textures, des parois aux fauteuils, la seconde est ce que l’on appelle généralement une « black box », boîte noire dans laquelle diverses configurations sont possibles.

Pour le nouvel équipement strasbourgeois, le pari a été de faire des deux salles du programme, deux black boxes, soit deux salles de tailles variées et qui soient modulables à l’envi. La grande de 40 par 26 m peut contenir 700 places assises, le double debout ; la petite présente un format proche du carré, avec ses 22 sur 20 m, pour une jauge de 250 places. Toutes les configurations y sont possibles : frontal, bi-frontal, tri-frontal, quadri-frontal, ou encore surface libre en rétractant les fauteuils par un système de tiroirs qui prend très peu de place une fois l’ensemble rangé. Ces mécanismes à la fois rapides et faciles à manipuler augmentent significativement la flexibilité que l’ancien outil, inscrit dans la halle du Parc des Expositions, peinait à offrir à force de manipulations. Grâce à des équipements scéno-techniques performants, un gril praticable sur toute la surface de chaque salle, les deux plateaux peuvent ainsi fonctionner en totale autonomie, avec leur propre configuration en fonction de la programmation artistique. Des spectacles peuvent être joués en simultané, sans risque de transmission sonore de l’un à l’autre, grâce aux murs de béton séparés par le corridor – vide majestueux – qui dessert ces deux entités. Chaque partie de l’édifice peut d’ailleurs fonctionner indépendamment l’une de l’autre, libre aux équipes de décider de la formule.

Les mêmes éléments peuvent être installés dans n’importe quel espace du Maillon, du hall de convivialité à la cour-patio ouverte plein ciel.

Une flexibilité spatiale et programmatique

Les architectes ont pensé divers scénarios pour ouvrir le spectre des relations entre spectateurs et acteurs, par l’assemblage possible des modules de gradins entre les deux salles, démultipliant les combinaisons. Dispositif d’ailleurs poussé à son paroxysme puisque les mêmes éléments peuvent être installés dans n’importe quel espace du Maillon, du hall de convivialité à la cour-patio ouverte plein ciel. En somme, il s’agit là d’offrir la possibilité que tout soit scène. Et cela, grâce à ce sol unitaire. Cette formule exauce le rêve de tout artiste de pouvoir performer dans des lieux habituellement impensés pour le spectacle. L’utopie énoncée par Craig est ici devenue réalité entre les murs du Maillon. Ce principe promet l’expérimentation de nouvelles écritures de corps dans l’espace.

Si l’objectif était de retrouver l’esprit du lieu, fidèle à ce que le public avait connu jusque-là dans les murs du Parc des Expositions, LAN architecture a revu le schéma d’implantation des espaces, inspiré de l’organisation spatiale préexistante, en relocalisant le hall de convivialité et surtout en quadruplant son volume, avec une hauteur sous plafond de 15 m. Si les salles sont équipées de l’arsenal dernier cri permettant des configurations scéniques multiples, cet espace d’accueil et de restauration bénéficie lui aussi de supports pour y implanter des éléments au sol comme en suspendre au plafond. Des rails sur les murs complètent les systèmes d’accroches.

Le plan est aussi rigoureux que les façades sont austères. La réalisation est précise, grâce à la mise en œuvre de murs préfabriqués pour les parois intérieures, présentant un velours de béton. Des entrailles techniques inhérentes à chaque bâtiment : rien ne transparaît. Tout est incorporé dans les épaisseurs. En guise de partition des espaces hors les salles, des panneaux pivotants et coulissants régissent la porosité entre la petite salle et le hall de convivialité. En vis-à-vis de cette paroi mobile, le même mécanisme, mais avec des vantaux de 15 m de hauteur, permet d’isoler ou d’ouvrir l’espace sur la cour-patio. Extrêmement maniables, ces volets agissent comme un diaphragme optique mais aussi comme un temporisateur acoustique. Derrière eux se dévoile le vaste patio, qui met à distance et relie en même temps ville et équipement.

La réalisation est précise, grâce à la mise en oeuvre de murs préfabriqués pour les parois intérieures, présentant un velours de béton.

Des espaces indéterminés

Impressionnant, ce vide de 800 m² au sol est offert à l’imaginaire des artistes mais aussi des publics. Protégé du vent par des vitrages en façade, il est surmonté d’un toit découpé par de vastes embrasures rectangulaires, scansions de poutres-supports d’équipements scéno-techniques. Ce volume entre ciel et terre risque d’inspirer diverses formes de spectacle et d’inventer des activités en lien plus ou moins direct avec la programmation théâtrale. Rares sont les opportunités d’offrir aux usagers un tel espace de liberté d’action. Hors espace public, il constitue une sorte de vide urbain intramuros. Si les baies ouvrent la perspective vers le centre historique et les flèches de la cathédrale, des panneaux vitrés suspendus coulissants réalisent les échanges visuels et physiques avec les espaces du théâtre. Ainsi, c’est à une déambulation libre dans tous les espaces que les architectes convient les spectateurs et les artistes, afin d’y imaginer des spectacles aux dispositifs immobiles ou mobiles, en vue de provoquer de nouvelles formes de théâtralité.

À la fois abri et édifice, cette proposition hybride la formule d’Antoine Vitez qui spécifiait les deux typologies architecturales. Ici le Maillon en propose une synthèse, laquelle rencontre l’énoncé de Peter Brook : « je peux prendre n’importe quel espace vide et l’appeler une scène. Quelqu’un traverse cet espace vide pendant que quelqu’un d’autre l’observe, et c’est suffisant pour que l’acte théâtral soit amorcé. »** Certainement, cette construction deviendra « lieu » au titre du support matriciel qu’il propose à des créations scéniques. Du vide du Maillon adviendront de nouvelles formes. En cela, dans le paysage des lieux de spectacle, cette conception fera date.


*cité par Denis Bablet, « La remise en question du lieu théâtral au vingtième siècle », in Le lieu théâtral dans la société moderne (Actes du colloque de Royaumont, juin 1961), D. Bablet, J. Jacquot (dir.), Paris, CNRS, 1963, p.12.

**Peter Brook, L’espace vide, écrits sur le théâtre, Paris, Seuil, 1977.

Texte : Rafaël Magrou
Photos : Charly Broyez
Visuel à la une : Les architectes imaginent une enveloppe générique composée d’un module répétitif : une paroi minérale en béton noir. Toutes les façades sont identiques. Il n’y a pas d’avant ni d’arrière.

Retrouvez l’intégralité de l’article sur le théâtre du Maillon au sein du daté Juillet-Aout d’Archistorm