Le CentQuatre, ou la nécéssité de l’architecte

Tribune libre de Jacques Pajot

 

Visuel à la une : Halle Aubervilliers © Myriam Tirler

 

Dix ans déjà que fonctionne le CentQuatre. Son succès a effacé les doutes qui ont jalonné son élaboration. Ce fut pour l’atelier NOVEMBRE une aventure intense. Humaine tout d’abord, dans la mobilisation des compétences multiples pour résoudre tous les challenges du projet. Programmatique ensuite, avec ses incertitudes, parce qu’il a fallu concevoir un outil évolutif et sans modèle préexistant.  Cet anniversaire du CentQuatre est pour nous l’occasion de revenir sur l’histoire de cette mutation, mais aussi, et surtout, de rappeler le rôle indispensable et parfois négligé, de l’architecte.

 

Le plus grand plaisir d’un architecte n’est-il pas de voir ses projets prendre vie ? Aujourd’hui, le CentQuatre est investi par des personnes de tous âges et toutes origines, adoptant le lieu pour s’adonner au hip-hop, au tai-chi ou à d’autres formes d’expression corporelle… Un architecte ne saurait rêver plus belle récompense que d’avoir contribué à la constitution d’une véritable agora, d’un espace populaire en plein Paris, à partir d’une friche prometteuse mais en totale déshérence au moment du projet.

Accueillant des formes multiples d’évènements publics ou privés, le CentQuatre est devenu, en plus d’être un centre de création artistique, le lieu hybride que nous espérions, ouvert à des populations qui craignaient que l’on construise, dans ce quartier oublié de Paris, un espace qui ne les concernerait pas. Ce fut là le grand défi.

Correspondant à une nouvelle génération d’équipements où le dialogue entre l’art, les pratiques culturelles et les territoires doit être permanent, le CentQuatre a aussi été pensé pour participer au renouvellement urbain du quartier. D’où la conception de la traversée, passage en libre accès reliant la rue Curial à la rue d’Aubervilliers à travers le bâtiment. Un dispositif qui contribue indéniablement au succès du projet.

Les anciennes Pompes funèbres ont été transformées en une véritable machine culturelle et populaire, un vaisseau comprenant une vingtaine d’ateliers, des bureaux de production, deux salles de diffusion, des espaces multifonctionnels, d’exposition, de stockage, mais aussi événementiels, des commerces et des parkings. Il a fallu repenser chaque espace… Derrière les façades historiques conservées, tout a été transformé.

 

Un projet architectural et programmatique…

Le succès et l’évidence du lieu font oublier qu’au départ, rien n’était acquis. Transformer cette « usine à deuil » en fabrique artistique mue par l’énergie populaire constituait un enjeu véritable. Totalisant plus de 40 000 m2, le site est gigantesque, et contrairement à ce qui a pu arriver dans d’autres friches, aucune association n’avait investi les lieux pour en initier la mutation. Il fallait ici tout inventer.

Le projet du CentQuatre a d’abord été un projet de programmation par l’anticipation de fonctionnalités et d’activités imaginées avant même la désignation du premier exploitant. Il a aussi été un projet complexe de reconversion, avec les contraintes liées à l’application des mises aux normes tout en respectant la mémoire de l’édifice protégé par son classement.

Les variations des hauteurs des halles, la présence des cours, le rythme des travées ont été analysées pour servir au mieux la mutation, et par de nouvelles séquences l’organiser avec évidence : les salles de diffusion au centre, les grands ateliers dans la grande halle, les commerces côté ville, l’administration côté rue Aubervilliers… La transversalité du projet était alors affichée.

La traversée centrale, qui n’existait pas, prend naturellement place dans l’axe de composition du site pour devenir la colonne vertébrale du CentQuatre. Casser des murs, créer des planchers ne suffisant pas, il fallait créer les conditions favorables au passage. L’accès en infrastructure des véhicules de livraison, la continuité des sous-sols pour la logistique, les cheminements privés desservant latéralement les ateliers, tout ce dispositif permet de rendre libre et accessible ce grand passage, ceci sans conflit ni de flux ni de contrôle d’accès.

Anticipant l’organisation d’évènements dans la halle Curial, les deux allées latérales ont été créées pour maintenir en permanence le libre passage du public. Et la placette suspendue autorise, en marge des flux, des occupations spontanées constituant des invitations à pénétrer le CentQuatre.

La fermeture de la Halle Curial par des ensembles vitrés repliables, la fluidité et l’horizontalité des plateaux, les possibilités d’accroche, les contrôles climatique et acoustique, sont autant d’éléments qui participent à la flexibilité des aménagements du CentQuatre.

 

Un outil conçu par des architectes…

L’intervention architecturale se démarque de l’esthétique de friche telle qu’elle s’est constituée à travers des projets comme la Belle de Mai, le lieu Unique, le palais de Tokyo. Plutôt que de pratiquer des trous béants que surlignent les encadrements en béton sans reprises d’enduit, les nouvelles baies ont été précautionneusement sciées en respectant l’ordonnancement des façades historiques et leur modénature. Malgré l’ampleur des transformations, il est parfois difficile d’identifier les nouvelles interventions. Un parti pris qui a pu déconcerter, mais qui s’explique par la volonté, en se glissant dans l’architecture d’origine, d’en réussir son appropriation par les habitants du quartier.

Outil technologique contemporain dans un costume du 19e, tous les jours les configurations changent pour s’adapter aux différentes animations. Rien n’a été figé, et certains aménagements ont été réalisés depuis pour répondre au succès de sa fréquentation.

À ses débuts, marqués par de difficiles tâtonnements, le projet était critiqué, et l’on accusait volontiers la programmation et les architectes d’être à l’origine de ses dysfonctionnements. Aujourd’hui, le succès ne semble revenir qu’à l’équipe de gestion actuelle. Peu importe cette situation, du moment qu’elle montre que les utilisateurs se sont approprié le CentQuatre. Elle confirme aussi que les grandes orientations de la conception étaient prometteuses : il a suffi de renouveler la Direction pour que ça marche, et non l’aménagement et l’organisation des espaces qui eux sont restés inchangés depuis la livraison.

N’est-il pas cependant paradoxal que l’architecte soit tour à tour désigné responsable de l’échec d’un lieu, et qu’on l’escamote dès que le site trouve son rythme de croisière ? Dans l’histoire d’un bâtiment, l’architecte est de « passage ». Cette réalité, difficile à assumer, requiert parfois de l’humilité et toujours de la générosité. En réponse à une commande, les architectes élaborent et construisent un projet pour ensuite le transmettre aux utilisateurs, sans aucune maîtrise sur ses possibles transformations.

Pourtant la conception d’un lieu comme le CentQuatre ne s’arrête pas à la livraison. Aussi, après ces dix années de fonctionnement, nous affichons toujours notre intérêt à être sollicités pour questionner le projet et en prolonger les intentions. Il serait souhaitable que l’architecte puisse en effet bénéficier d’un « droit de suite » pour accompagner l’évolution de l’ « œuvre », non pour en empêcher son appropriation.

Cette demande est légitime, bien qu’à contre-courant de l’esprit de l’époque. Aujourd’hui en effet, l’architecture est quelque peu bousculée. Certaines dispositions de la loi ELAN, le recours aux PPP, les missions des architectes limitées aux seules phases de conception…  illustrent le manque de considération du travail de l’architecte.

 

L’architecte reste incontournable…

Face à ce constat, les architectes doivent être vigilants. Les évolutions de la société et de la commande questionnent aussi l’exercice du métier et l’obligent à modifier ses pratiques pour s’adapter à ces nouvelles mutations.

Pour concevoir avec sens et ambition de servir la société et ses utilisateurs, l’architecte est de plus en plus militant, attentif dans ce qui fait le « juste prix » de la construction. Le projet du CentQuatre s’inscrit dans les préoccupations actuelles de Durabilité. Au-delà de la question de l’épaisseur de l’isolant, les questions de convivialité, de respectabilité, de partage ou d’évolutivité participent aussi à la définition d’un projet « durable ».

Fort de sa capacité d’analyse, l’architecte demeure le seul à pouvoir déterminer le « curseur » dans les arbitrages architecturaux, programmatiques ou techniques. Homme de synthèse, il garantit la coexistence des contraintes visibles et invisibles dans la gestion des espaces. Interprète sensible et scénographe d’une scène où la vie doit venir prendre place, il lui revient également de traduire des besoins exprimés avec conviction, tout en sachant replacer un bâtiment dans le sens de la ville. Incontournable enfin, l’architecte développe toutes ces approches que les logiques de divisions du travail et de spécialisation refusent aux autres compétences de la maitrise d’œuvre.

À l’occasion des 10 ans du CentQuatre, et plus qu’une garantie décennale, réaffirmons l’importance de l’architecture, et plaidons pour que le rôle de l’architecte soit plus que jamais respecté.

 

 

Jacques Pajot – Atelier Novembre

 

Retrouvez la tribune libre de Jacques Pajot au sein du numéro 96 du magazine Archistorm, daté mai – juin 2019 !