L’architecture, « une expérience de lieu »
Alors que pour Vitruve, l’homme fournissait la mesure de base de l’architecture et en déterminait la géométrie, l’homme aujourd’hui est devenu le point de référence de la construction en tant qu’utilisateur, en tant que personne qui se trouve dans et autour des bâtiments. C’est la théorie défendue par Gernot Böhme[1], philosophe allemand, dans son ouvrage de référence Architektur und Atmosphäre[2].
Ainsi, au-delà de toute considération plastique, spatiale et formelle constitutive de l’œuvre architecturale, l’architecture est envisagée ici comme la création d’un lieu qui propose une expérience à vivre.
Dans cette approche, nous militons pour développer le projet en mobilisant une approche phénoménologique du lieu. La phénoménologie est définie par le philosophe Edmund Husserl[3] comme une « analyse descriptive des vécus en général ». Si l’on imagine la création architecturale sous cet angle, on peut alors élargir le process de création du projet à bâtir, en explorant « l’analyse descriptive des vécus souhaités en général dans le lieu futur ». Il s’agit alors de mobiliser celui qui expérimente le lieu pour le rendre acteur et créateur du lieu : l’usager. En mettant l’usager au centre de la démarche créative, en construisant une « histoire à vivre » du projet, nous enrichissons sa genèse en l’extrayant du seul collège d’experts amené à le développer. Le projet s’ouvre alors sur le monde, sur son environnement sociologique, culturel, pour se reconnecter à un continuum expérientiel que vit l’usager bien au-delà du projet. Il s’affranchit des expertises pour reconstituer une continuité qui décloisonne les savoirs.
Ce changement de paradigme permet d’explorer une dimension où la pratique du lieu devient le fil rouge d’une narration architecturale.
Un usager, des usagers : dessiner les caractères et les caractéristiques
Dans la mesure où l’usager devient le pilier central de la démarche, il est crucial de le cerner, de le comprendre, de le décrypter. Selon le contexte et la destination du projet, nous collectons les informations sur les typologies d’usagers amenés à évoluer dans le lieu. Les modes de vie et aspirations dessinent les contours de leurs singularités. Les études sociologiques, données comportementales, sont filtrées afin de faire émerger les portraits types, qui seront alors mis à contribution dans le travail d’idéation du lieu.
Architecture thinking : le design thinking appliqué à l’architecture
Développé à Stanford dans les années 1980 par Rolf Faste[4], le design thinking est une approche de l’innovation centrée sur l’humain. Cette méthode se caractérise par une approche empathique, itérative et collaborative. Elle met en scène des jeux de rôles qui sont construits sur la base des caractères d’usagers, et alimente l’histoire vécue à raconter dans le projet.
Dans la mesure où nous avons transposé cette méthode à l’architecture, le process exploratoire s’affranchit fortement des compartimentages habituels des projets, où la notion de « service rendu par lieu » peut aussi bien mobiliser l’espace construit que l’approche polysensorielle du lieu, voire de services facilitateurs qui seraient à propos.
Un espace de création désinhibé
Cet exercice ouvre grand le spectre des possibles, en créant un espace de liberté, une page blanche. L’élan exploratoire y est plus fertile et libre que dans le cadre habituel d’un cahier des charges programmatique à appliquer.
Texte : Marc Dölger et Damien Ziakovic, co-fondateurs de l’agence Outsign et Outsign Architecture.
Visuel à la une : Centre commercial à Houssen. Une vision contemporaine d’un patrimoine alscacien. © Christophe Valtin
— retrouvez l’intégralité de la tribune Power to the people ! L’architecture imaginée par et pour ses usagers dans Archistorm 123 daté novembre – décembre 2023 !
[1] Böhme, Gernot (1937-2022) : philosophe allemand et ancien directeur de l’école d’architecture de Darmstadt (Allemagne).
[2] Böhme, G., 2006, Architektur und Atmosphäre, Wilhelm Fink, Munich, 182 p.
[3] Husserl, Edmund (1859-1938) : philosophe autrichien, fondateur de la phénoménologie, concept clé qui irriguera une partie de la philosophie du XXe siècle.
[4] Faste, Rolf (1943-2003) : designer américain ayant apporté des contributions majeures aux domaines du design centré sur l’humain et de l’éducation au design.