Il y a quarante ans, la vision du métier d’architecte était profondément négative et partagée par plus de 70 % de la population. Accueilli à l’école, avec bienveillance, par un plaisantin qui trouvait cocasse mon envie de crever de faim avec un métier en perdition, j’ai néanmoins poursuivi. Trente ans plus tard, le métier d’architecte était plébiscité par les lycéens et classé parmi les trois premières professions attrayantes.

Dans les années 1980, arrivant dans le milieu professionnel, nous étions soumis à la loi de l’ingénierie 1973 et ses missions M2/M1, qui, au fil du temps, avait paupérisé  une grande partie des architectes français, par une usure de la tarification officielle, à l’époque encore tolérée par l’Europe. Il est vrai qu’elle organisait la concurrence à un niveau proche du zéro absolu quant aux taux de rémunération ; on touchait le fond et, à moins de creuser, nous ne pouvions que remonter ! L’arrivée de la loi MOP, organisée autour des travaux de la MIQCP  et de la nécessité de reconnaître notre rôle dans l’acte de bâtir, nécessité qu’avait bien saisie l’un des ses premiers acteurs, Jacques Cabanieu, ingénieur qui aimait l’architecture, a été ressentie par l’ensemble de la profession comme une bouffée d’oxygène dans notre monde proche de l’asphyxie.

Le concours, passage obligé du projet public, rémunéré enfin à une jauge raisonnable, a insufflé une dynamique enthousiaste dans nos professions, et a permis à un nombre important d’architectes d’accéder à la commande publique, d’évoluer dans leur pratique, d’améliorer la qualité d’ensemble des projets, et d’en vivre sinon luxueusement, du moins dignement, n’en déplaise à Julien Denormandie, éphémère ministre de la Culture. La MIQCP parle d’une renaissance de l’architecture en France. Au fil du temps, la production des projets s’est enrichie de nouvelles demandes et pratiques, intégrées sans heurts par les acteurs que nous sommes, sensibles aux évolutions et dotés des moyens d’adaptation nécessaires. L’enrichissement de nos pratiques, lié aux nouvelles technologies (informatique, maquette numérique) et à une prise de conscience des évolutions environnementales et sociétales, a impliqué, progressivement, une complexification profonde, mais assumée dans le suivi des opérations et tout au long des phases d’études. Cette logique, induite par une évolution raisonnée des normes, a trouvé une place naturelle dans le développement logique de nos projets, phase après phase, et, ce qui semble normal, après attribution et signature d’un contrat de maîtrise d’œuvre.

Le développement du projet était partie intégrante d’une démarche à long terme. Les nouvelles technologies, au premier rang desquelles la conception assistée par ordinateur était censée nous faire gagner du temps ; vieille lune des revendeurs de vessies informatiques pour des lanternes ! Elles nous ont fait complexifier le niveau de nos livrables et décomplexer les maîtres d’ouvrage, régulièrement demandeurs de modifications « si faciles à faire sur l’ordinateur » (version moderne du « crobar », synonyme de gratuité jésuitique).

En définitive, tout ça pourrait donc s’intégrer gentiment si le déferlement des contraintes n’impactait progressivement les phases de concours, faisant fi du caractère itératif que revêt nécessairement la conception d’un projet ; la nécessité d’associer, de coordonner et de synthétiser des compétences pléthoriques, rassemblant parfois plus de 15 partenaires, devient essentielle sur les projets les plus importants. Hiérarchiser des attentes souvent contradictoires nécessite du temps inadapté au temps du concours ; la valse des certifications et labellisations en tout genre, toujours plus nombreuses, égaye nos campagnes, bouleversant la hiérarchie des valeurs et balayant d’un revers de vertu les qualités spatiales, le sens de l’urbanité du projet, sa matérialité, son élégance et sa beauté, concepts peu quantifiables, au profit de calculs abscons et de plans sur la comète… quand le sage montre la lune, l’idiot regarde le doigt. Le jugement du concours devient une savante mise en musique arithmétique qui accouche d’un œuf qui n’est pas toujours signé Fabergé. Le petit bout de la lorgnette est l’ombilic d’analyses d’une précision redoutable, mais redoutablement fragmentées.

Le tentation du modèle…

Last but not least, le politique, toujours prompt à manier lui aussi les postures vertueuses, voulant favoriser les petites entreprises au détriment des grands groupes du BTP, institue l’obligation de recourir à l’allotissement de préférence à l’entreprise générale. Idée généreuse, assurément, que de vouloir garantir la pérennité des métiers et l’indépendance de ceux qui forment l’assise de notre activité économique nationale, les TPE et PME. Les CREM  puis les MGP (Marché Global de Performances), fils naturels des METP  des années 1990, font leur apparition surgissant d’un petit créneau de tolérance, élargi par la loi ÉLAN. On sait les arguments commerciaux qui aujourd’hui permettent de contourner gentiment l’allotissement imposé et de lancer un MGP : pour une maîtrise d’ouvrage pas toujours équipée, formée et organisée pour assumer la complexité exponentielle de l’acte de bâtir, il garantit sur le long terme son projet, l’investissement prévu, son coût de fonctionnement et de maintenance,  la sérénité des plannings et la poursuite d’un chantier affranchi des fragilités éventuelles d’entreprises de petite taille. L’entreprise générale devient le mandataire d’un groupement censé réunir toutes les compétences utiles ; le MO  se sent libéré de quelques obligations organisationnelles liées à son rôle qui est pourtant essentiel tout au long du processus de réussite. L’obsession d’une maîtrise absolue caractérise notre époque, et plus encore ce type de concours qui aboutit maintenant à un engagement sur l’objet fini, tout compris, un menu sans faille, entrée/plat/dessert. Pour s’assurer du bon choix, le MO  va s’entourer au préalable d’une armée mexicaine de spécialistes hyper compétents sur des éléments micrométriques, gardiens du temple des ambitions légitimes qui sont aujourd’hui incontournables et dont il doit répondre : politiques, économiques, environnementales et sociales. On aboutit plus encore à des projets qui collectionnent les bons points en oubliant dans l’acronyme, le global, mais jamais la performance qui, elle, s’exprime en pourcentage, taux, coûts, retour sur investissement. La dictature de la croix dans la case d’une série pondue par le tenant d’une labellisation ou d’une certification à la mode s’impose ; à la mode et lucrative… Le temps du concours devient long comme un jour sans pain. Les phases se succèdent, la première révèle un classement des projets, éphémère et transitoire. Les phases suivantes permettent de guider, par de savantes suggestions et un chapelet de questions posées à bon escient, chacun des concurrents sinon vers l’excellence, du moins vers l’acceptable. Au détriment de toute propriété intellectuelle, la démarche gomme les talents, aplanit les différences, aboutit au bout du compte à trois ou quatre projets qui se ressemblent comme les grains du chapelet de sainte Rita, patronne des causes désespérées… l’offre finale permet au maître d’ouvrage de disposer d’un choix complet de projets acceptables. Le prix devient l’unique critère de sélection du lauréat. Après des mois d’efforts, et une indemnité qui pousse son caractère symbolique au niveau d’un Art majeur, les autres concurrents repartent avec un costume taillé sur mesure ! Ruinés, épuisés et amers. Cette stratégie accentue encore les effets pervers de l’évolution des concours déjà évoquée. La pixellisation des spécialités amène le coup d’œil, l’analyse, le jugement ensuite, à se focaliser sur les problèmes de virgules et de décimales plus que sur les qualités, au détriment d’une vision du projet au sens large : l’addition arithmétique des bons points, outre la régression qu’elle implique, aboutit à un classement qui exclut tout ce qui n’est pas quantifiable, c’est-à-dire très précisément ce qui fait l’architecture qui, elle, ne l’est pas mais est éminemment qualifiable. Ça rassure, mais n’assure rien. De quel chamanisme régressif accouche-t-on à peser chaque parcelle de projet en s’interrogeant sur sa recevabilité en matière de gramme, de centimètre, de m3, de CO2, de biologie diversifiée, à l’aune d’une doctrine environnementale qui s’interroge plus sur la forme que sur le fond. On connaît la demande du Petit Prince : « Dessine-moi un mouton », et par quelle pirouette le pilote ouvre malicieusement le champ des possibles et les vannes de l’imaginaire. Que dessinerait-il si le Petit Prince, pour changer, lui demandait de dessiner une maison ? Sans doute, et quitte à se déformer définitivement le fondement, lui pondrait-il un tableau Excel : Excel devient la panacée vertueuse des nécessités incontournables de notre époque.

Le second constat est le mélange des genres qu’implique cette évolution troublante dans ses aboutissants. La présence rassurante de l’expert à qui la maîtrise d’ouvrage délègue un choix qui devrait rester le sien fait qu’un joyeux mélange des genres  et des fonctions s’opère, au fur et à mesure du temps qui passe : conseils, maître d’œuvre, client, prospects, maître d’ouvrage, mandataire, jury, concurrents, contrôleur, producteur… ; un jour juge, l’autre jour arbitre, le troisième concurrent ; certains conflits d’intérêts pourraient s’accumuler dans cet environnement bouleversé par cette recherche obsessionnelle de la vertu : vertu des marchés publics, vertu environnementale, vertu économique, vertu gadin… Sans généraliser, il y a encore des compétitions limpides, la généralisation du système pourrait sonner le glas de notre passion et de notre engagement.

Villa Savoye en 1965 – L’architecture est soluble dans l’indifférence

En effet, quand parle-t-on de ce qui fait le sel de la conception et de la valeur d’un projet : la poésie de l’espace, sa matérialité, le sens d’une écriture, la lisibilité et l’efficacité des fonctions, le plaisir d’habiter, la résonance des images primordiales chères à Mircea Eliade ; où sont Bachelard et ses rêveries de la matière ?

Ne jetons pas le bedeau avec l’eau bénite, le choix de l’entreprise générale par l’intermédiaire du MGP est devenu la réponse naturelle à la surcharge pondérale du Code des marchés publics . Au nom de la saine répartition de cet argent public, il dévoile une inadaptation mortifère à la réalité des choses humaines. Dans le cas de l’allotissement, la disparition ou l’incapacité d’une entreprise en cours de chantier est une catastrophe qui impacte son déroulement d’une façon tragique à tout point de vue. Une entreprise générale a ceci qu’elle peut exclure un sous-traitant malveillant (il y en a parfois) le vendredi et le remplacer le lundi suivant. Les architectes n’ont évidemment pas ce pouvoir ; on peut donc rêver en MGP d’un chantier sans soubresauts coûteux en temps et en finances.

Le renversement des hiérarchies ne peut évidemment plus garantir à un maître d’ouvrage un maître d’œuvre qui sera là pour défendre ses intérêts ; un appel à candidatures sollicitera une dizaine d’entreprises de construction qui n’auront que l’embarras quant au choix qu’elles feront de leurs partenaires, bureaux d’études et architecte ; de nombreux maîtres d’œuvre resteront sur le bord du chemin, tant les places sont rares et chères. Le client de l’architecte n’est plus le maître d’ouvrage, mais l’entreprise générale. Le commerce devient aujourd’hui une activité essentielle à la survie de nos agences. Mais qui peut aujourd’hui financer un tel volet, hors les grandes agences et les majors de l’ingénierie ?

Au-delà de ce constat un peu troublé, bâtir reste une belle entreprise où le chantier voit se mélanger comme dans nulle autre activité, les milieux sociaux, les métiers, les ambitions, pour aboutir à une œuvre commune. Maître d’ouvrage, ingénieurs et architecte, entreprise, chacun apporte son talent et son savoir-faire. Une collaboration ingénieuse mais exigeante se crée avec les constructeurs qui sont à l’écoute de celui qui va les pousser dans leurs retranchements, pour autant qu’il y ait une vision à partager, une histoire à raconter, et que chacun reste dans son rôle, chacun essentiel à un aboutissement heureux, nappé à terme d’évidence, sinon biblique, du moins urbaine, fonctionnelle, spatiale, sociale, et prêt à remettre en cause des habitudes confortables pour répondre à des exigences constamment changeantes…

Alors, à quel avenir destine-t-on nos métiers ? Quand la vertu remplace le désir et la prudence l’invention, quand les contrôleurs toujours plus nombreux sont voués à l’hégémonie et les créateurs voués aux gémonies, l’environnement particulier que génèrent ces temps incertains propose une route qui se rétrécit jour après jour. Hors les sujets emblématiques, où la luminescence d’un Pritzker est requise pour enluminer la destinée du maître d’ouvrage démiurge (où cette aura l’affranchira de toute critique), il nous reste à vivre le quotidien d’une profession qui passe progressivement du sport de combat à la guerre de tranchée.

 

Texte : Jacques Dubois, architecte à Paris
Visuel à la une : Les architectes en quête de nouvelles batailles

— retrouvez l’article Cadavre exquis dans Archistorm 120 daté mai – juin 2023 !