À l’heure où l’intelligence artificielle (IA) inquiète nombre de nos confrères et partenaires, je voulais prendre le temps de me poser la question de l’intérêt de l’IA dans notre métier.

Pour les architectes, l’apport de l’intelligence artificielle est évident puisqu’elle permet à l’outil de traiter et de mettre en perspective quasi instantanément des milliers de données parfois contradictoires. À partir des contraintes d’un site, du programme du maître d’ouvrage, elle est capable de générer une variété considérable de propositions.

L’IA propose un système génératif ultra performant, mais dépourvu de capacité de choix contextuel, culturel, social, humain.

Aux architectes, il reste bien évidemment leur libre arbitre, leur acuité intuitive, la prospective et l’imaginaire. Toutes ces dimensions que l’on pourrait résumer dans le mot « génie ».

« Le génie, écrit Kant, est le talent (don naturel) qui donne les règles à l’art ». Le génie consiste donc essentiellement à produire la règle, et non simplement à l’appliquer.

Le génie du programme/être impertinent (illustration La ferme aux escaliers – Aiserey)

S’agissant du programme, est architecte celui qui a la capacité de le respecter, certes, mais aussi de le réinterroger.

L’architecte transforme les mètres carrés en espaces et l’organigramme fonctionnel en lieux de vie.

Il est, de temps en temps, amené à sortir du cadre imposé pour proposer un projet qui négocie avec toutes les contraintes.

Pour le projet de centre de loisirs dans la Ferme aux escaliers à Aiserey, le programme prévoyait une extension du bâtiment existant qui ne contenait pas les surfaces souhaitées par le maître d’ouvrage pour cet équipement. La façade en pierre, symétrique, à redents, inscrite à l’inventaire des monuments historiques, nous a conduits à refuser l’idée de proposer une extension. Nous n’avons pas respecté les consignes, nous avons cherché en volume ce que les surfaces étaient incapables de proposer, en creusant un niveau supplémentaire, en surélevant les murs latéraux et la toiture tout en prenant soin de ne pas dépasser l’épure de la façade principale. Refusant également l’idée de percer de toutes parts ce bâtiment agricole avec peu d’ouvertures, nous fîmes le choix d’apporter de la lumière par une large verrière de toiture au cœur du bâtiment. Certes, cette proposition était moins évidente, elle n’aurait d’ailleurs certainement pas été proposée par quelque ordinateur que ce soit, mais elle a permis de sauvegarder l’intégrité et l’identité de ce bâtiment remarquable, de le transformer avec une architecture contemporaine, innovante et de faire vivre l’édifice.

Le génie du programme, c’est l’impertinence aux idées reçues, aux données d’entrées que l’on « gobe » sans les réinterroger, c’est l’échange avec le client, c’est la part d’humanité que la machine ne nous volera jamais.

Le parc de la citadelle, Bastia © Emmanuelle Andreani Architectes

Le génie du lieu/comprendre (illustration Parking de la Citadelle – Bastia)

L’analyse, aussi poussée et complète d’un site (règlementaire, topographique, historique, climatique, sociale…), ne conduit pas à un diagnostic prospectif sans le choix du concepteur. C’est la grande différence entre le chercheur et le concepteur.

Dans ce travail de collecte, de traitement et de mise en tension des données, l’intelligence artificielle a un intérêt certain.

Les logiciels étant capables de proposer des simulations de projet répondant aux différentes contraintes.

Des propositions d’objets architecturaux, de plans, d’aménagements poussés à l’infini ; des solutions, certes, mais pas une réflexion itérative telle que l’exige le processus de conception. Derrière ce processus, il y a des choix. Certains s’imposent, d’autres émergent petit à petit dans la profondeur du travail de l’architecte concepteur, du créateur.

Au fait : a-t-on déjà vu un ordinateur se promener sur ses deux jambes sur le terrain, arpenter un territoire, toucher des doigts la matière, humer l’air d’un site, discuter avec les habitants, les futurs utilisateurs ? Je ne le pense pas.

Ces données, dont les dimensions sont de l’ordre du sensible, de la perception, du vécu, forment un outil des plus précieux pour appréhender le projet. Elles nous appartiennent individuellement. Nous avons la capacité de les partager et de les convoquer dans un processus de conception. Elles dépendent de chacun de nous, de notre identité, à la fois intime et transactionnelle.

Sentir le site, s’établir dans un territoire ou une communauté implique un niveau d’appréhension des éléments en présence qui renvoie à la condition première de l’humain, être faisant partie d’un tout que l’on appelle Terre, nature, univers. Cette appartenance nous a doté d’une capacité de connexion innée, voire primaire à notre environnement qui n’est pas de l’ordre de l’intelligence, et encore moins de l’intelligence artificielle.

Pour le projet du parking de la citadelle à Bastia, le programme du concours prévoyait l’implantation de 400 places de stationnement sur quatre niveaux souterrains desservis par deux vis de montée et descente. Ce programme reconfigurait complètement l’entrée de la ville par la route du bord de mer en façade plane végétalisée et privait définitivement la vue sur la mer depuis la route de crête et l’entrée de la citadelle.

Nous nous sommes affranchis de ces données pour proposer un parking issu de son contexte, de son histoire, de sa topographie initiale, de sa dimension paysagère et culturelle. Notre parking est en pente, beaucoup plus compact, il « colle » au terrain, s’efface pour sublimer la citadelle et ouvrir la ville sur la mer. Nous avons compris ce site. Comprendre c’est saisir par l’esprit, mais c’est aussi contenir en soi.

Notre projet est né de notre vécu du lieu, de notre connaissance des usages et de notre capacité à dépasser les contraintes pour rêver ce site.

Le génie de la relation/surprendre (illustration La cité des Climats et vins de Bourgogne – Beaune)

Les métiers périphériques à l’architecture, les ingénieurs, les économistes, etc., peuvent se faire du souci car la machine déploie des capacités de gestion de la complexité bien plus aiguisées que le cerveau humain, des capacités d’analyse et de calcul bien plus performantes que l’homme. S’agissant de produire des images, de répondre à une question, d’effectuer un calcul, de dimensionner une structure, de résoudre une équation thermique, l’IA fera le job, sans aucun doute. Mais encore faut-il se poser la question de ce que l’on appelle « performant ».

Si l’on parle de vitesse et de rentabilité, alors oui : l’ordinateur supplante l’homme. Mais si l’on parle de l’essence profonde de chacun de ces métiers, alors nous pouvons nous rassurer car la machine n’est pas encore prête à remplacer l’expertise humaine, l’œil aguerri de celui qui a l’expérience, de l’ingénieur ingénieux qui sublime l’architecture. Ceux-ci sont à l’abri, nous aurons toujours besoin d’eux et du génie de nos relations pour concevoir des projets et construire.

Le génie, c’est la part d’humanité créative qui dépasse, surpasse et pousse au-delà des limites. (…)

Texte : Emmanuelle Andreani, architecte-urbaniste, fondatrice de l’agence Emmanuelle Andreani Architectes
Visuel à la une : La ferme aux escaliers, Aiserey © Emmanuelle Andreani Architectes

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