Les modèles d’aménagement urbain dominants ayant fait florès au xxe siècle, privilégiant idéologie et technocratie, se sont révélés être des échecs cuisants. Agglutination et congestion, pollutions en tout genre, distension entre les lieux de vie domestique, de travail et de loisir, condamnation des résidents à de pénibles et chronophages mouvements pendulaires… Tout est à revoir ou à peu près. C’est à ce titre d’abord, fonder les retrouvailles avec une vie urbaine harmonieuse, qu’une politique d’aménagement urbain pesée, humano et écoresponsable est de la première importance, et de la première urgence. Est-elle à l’ordre du jour ?

Un « faire avec » complexe et entravant

Ce n’est sûrement pas par hasard si les hordes de touristes, avec un appétit vorace et une forte dose de nostalgie, se jettent sur San Gimignano, Les Baux-de-Provence, Locronan, Pingyao ou encore Rothenburg ob der Tauber, parmi d’autres de ces villes-villages qui fleurent si bon le passé. La vieille pierre, oui : c’est rassurant. L’échelle modeste, oui encore, on plébiscite : c’est vivable. Un affichage visuel et une structuration où chaque élément semble à sa bonne place, de l’édifice religieux à celui du siège du pouvoir et à ceux du secteur des boutiques et de l’habitat qui jouxte immédiatement ce dernier : bravo, trois fois bravo, c’est à former des regrets d’avoir laissé tomber aux oubliettes ce modèle d’aménagement sage. Ne le comparons surtout pas, au risque de l’effarement, à l’aménagement « moyen » de la grande masse des villes contemporaines. Quel est celui-là ? Une accumulation de données physiques hétérogène pour le pire, où manquent cruellement les coutures et où la vie réelle s’assimile le plus clair du temps à une épreuve, à une perte de temps et au sentiment nauséeux de ne pas se trouver au bon endroit, là où l’environnement apaise, ou au moins se rend indifférent, au lieu d’agresser.

Rien ne va plus (la ville anthropocène)

Victime non consentante des coups de butoir de l’accroissement et de l’extension accélérés des villes depuis le xixe siècle, l’aménagement urbain souffre congénitalement de cette obligation qui est une maladie de croissance : l’impératif du rattrapage. Sauf création de cités ex nihilo (Brasilia hier, Naypyidaw, Nanhui, Gracefield Island, Cyberjaya, Dompak ou Tbilisi Sea New City plus récemment, en plus d’une trentaine d’autres), une ville en évolution s’élabore par secousses (il faut parer au plus pressé), par correction (on arrange, on modifie au regard du contexte du moment et de demain et non d’après-demain) et par mise à disposition contextuelle d’espaces : on occupe là où l’on peut, en fonction des opportunités et pas d’abord là où l’on veut (merci hier à la désindustrialisation et aux lots de friches que cette dernière a mis à disposition dans les villes des secteurs « première » et « deuxième révolution industrielle » ; merci aujourd’hui à l’insalubrité et à l’obsolescence, qui condamne à court terme un grand pan de l’immobilier urbain). Le résultat est ce qu’on pourrait appeler, en empruntant un terme à la culture écologique, une ville « anthropocène ». Cette entité boiteuse qu’est la ville anthropocène éparpille ses fonctions, son tissu mal maillé s’agence à coups de cohérences qui l’ont été à un moment donné, mais ne le sont en général plus, son tout disparate et mal structuré se signalant par une mainmise humaine sur les éléments plus soucieuse d’efficacité immédiate que d’une mise en forme résolument vertueuse écosophiquement.

Non que l’on n’aménage pas avec le plus grand sérieux les villes (ne soyons pas caricaturaux), que s’attellent à cette tâche les États (de moins en moins du fait de la privatisation galopante d’un monde sous la pression d’élites séparatistes), la promotion immobilière, les architectes-urbanistes ou aujourd’hui, en pointe du fait de la préoccupation écologique, les architectes-paysagistes, une phalange méditative que conseillent utilement des aménageurs patentés et sagaces. Où le bât blesse-t-il ? Dans l’étroitesse trop fréquente des projets locaux. Dans le caractère chiche du possible et la maigreur de la promesse. Dans l’impossibilité de plus en plus flagrante de pouvoir composer sur la base d’une situation « libre » laissant les coudées franches à l’aménageur. Comment aménager quand le faisceau des contraintes lie mains et cerveaux ? Sitôt que l’aménagement devient la seule résolution d’une somme de problèmes hérités, il cesse en effet d’être un aménagement au sens strict pour muter, dans le meilleur des cas en un replâtrage, et dans le pire, en un sauve-qui-peut !

La ville de Pingyao, Chine © Cajeo Zhang

Saturation et, pour l’architecte, nouvelles obligations prestataires

Le paradoxe, relevons-le, est à son comble au regard de la situation du monde actuel, sur fond de démographie en hausse et d’espaces où aménager en réduction constante. D’un côté, une nécessité urgente d’aménagement urbain. De l’autre, une territorialisation en peau de chagrin, victime de la réticence à l’artificialisation extrême des sites habités et à l’étalement urbain. Le « où opérer ? » détermine en l’occurrence un « comment opérer ? » des plus problématiques. Aménager, soit : cela importe, le maintien d’une qualité de vie urbaine supportable est à ce prix. On ne peut plus le plus clair du temps, cependant, partir d’une feuille blanche. Un rêve passe. Ah, le bon vieux temps où l’espace libre était disponible à volonté…

En mode accéléré depuis maintenant deux siècles, l’urbanisation continue aujourd’hui de plus belle, appelée qui plus est à s’accroître dans les décennies à venir. Table-t-on sur 10 milliards de Terriens sur terre à l’horizon 2050 ? Au moins 60 % d’entre eux, nous apprend la statistique prospective, vivront en ville. Cela signifie a priori une foultitude de cités à densifier d’ici là avec autant de plans d’aménagements à prévoir. Sachant toutefois qu’un tel programme s’avère impossible à caser dans le cadre aujourd’hui très contraint et plein comme un œuf de la Real City, la « ville réelle ». Miser, pour modifier la donne, sur les Project Cities, sur ces « villes en projet » qui tardent toujours à sortir de terre, avatars à contretemps des villes nouvelles des années 1970 (un échec à peu près total), est certes une option. On peut toutefois douter qu’une telle réponse soit opératoire à large échelle et pour le plus grand nombre. Masdar City tout comme les nouvelles smart cities du Sénégal (Diamniadio, promotion privée après don public des zones à urbaniser) ou de l’Égypte du maréchal Sissi (« Sissi-City », sur le modèle de Dubaï) peinent à se concrétiser et gageons qu’il en ira de même des projets pharaoniques du type Neom dans le désert arabique – un miroir aux alouettes, jusqu’à nouvel ordre, et de toute façon une aire appelée à vivre d’isolement, à titre de transplant qu’il sera compliqué de mailler au système vertébral de la sphère urbaine globale (remember Astana depuis sa fondation au milieu de nulle part, en pleine steppe kazakhe, voici un quart de siècle : un « trou » demeuré pour l’essentiel inaccessible). La Real City, qu’il s’agisse de Manille, de Tokyo, de Paris, de Lima ou de la plupart des cités grandes et moyennes existant à ce jour, a pour l’essentiel fait le plein d’espace, sauf à se verticaliser en hauteur ou en profondeur (appartements souterrains de Londres). Comment rêver de l’aménager stricto sensu avec intelligence et confort, au vu d’une telle donne ?

(…)

Texte : Paul Ardenne
Visuel à la une : La ville orthogonale, Barcelone © Logan Armstrong

— retrouvez l’intégralité du Blockbuster Fabrique de la ville et aménagement : fin de l’histoire ou nouveaux commencements ? dans Archistorm 124 daté janvier – février 2024