Les dizaines de carnets de voyage, remplis au gré des années, témoignent de l’inlassable curiosité et de la gourmandise intellectuelle avec lesquelles l’architecte aura retenu les beautés du monde à la pointe du crayon.

Pour qui est passionné par le dessin, feuilleter ces centaines de pages est un contentement sans égal. Y sont fixés les lignes des paysages contemplés, les ombres des rues arpentées, les contours des architectures visitées. Remparts d’Essaouira, grande muraille de Chine, jardins du Daisen-In à Kyoto, temple de Karnak, Skyline de New York, Palais des Filateurs à Ahmedabad, ruines de Mycènes, Panthéon romain, bords de mer en Bretagne… Le dessinateur regarde, s’assied, s’installe, considère longuement. Puis, il crayonne ou sort ses aquarelles pour saisir l’esprit d’un lieu, la poésie d’un paysage, ou pour expliquer la particularité d’une architecture, la justesse d’un détail. Croquis rapides à la mine graphite pour définir des volumes et profils urbains, ou rendus attentifs pour analyser les arcades d’un patio andalou, un mur de pierres monumentales, le fronton et la colonnade d’un temple ; minutieux dessins au crayon de couleur pour traduire les nuances d’un ciel pluvieux, représenter les festons d’un toit de tuiles, les aspérités d’une roche, les ramifications d’un feuillage ; touches d’aquarelle jetées sur une double page pour dépeindre les masses arborées d’une colline, les bords d’un fleuve, le mouvement des vagues, la fugacité d’un nuage ; tracés à l’encre pour contourner un élément architectural, un groupe d’édifices, ou pour creuser des profondeurs.

À l’instar des architectes qui ont fait du voyage le terreau de leur formation culturelle, Jean Léonard y a nourri son imaginaire et son inspiration : architectes du périple grec, tel Charles Garnier, de l’itinéraire italien, comme Eugène Viollet-le-Duc ou le jeune Charles-Edouard Jeanneret, futur Le Corbusier, et encore ceux des pérégrinations européennes comme Tadao Ando ou Henri Gaudin. On sait combien, au fil de l’histoire, le voyage tient un rôle fondateur pour les architectes. À elles seules, ces quelques lignes de Tadao Ando expliquent cette fonction initiatique et didactique : « on pourrait peut-être dire que je suis devenu architecte en voyageant. Les voyages sont pour moi une infinité de dialogues. Mon périple de l’année 1965 à la rencontre de Le Corbusier ne s’est pas limité à Paris ; il m’a mené en Finlande, en Italie, en Espagne, et au cours de mes visites, j’allais chaque fois vers de nouveaux dialogues, avec Alvar Aalto, ou avec Michel-Ange […]. C’est de cette manière, en multipliant les dialogues avec Adolf Loos, Gaudi ou Palladio que j’ai formé mon idée sur l’architecture […]. La confrontation avec une oeuvre exceptionnelle nous fait certainement entendre, mieux qu’un très long discours, quantité de choses qui précèdent le langage et impliquent l’inconscient de l’auteur. Et cela concerne même des domaines invisibles à l’oeil, comme le climat et la nature propres à chaque région, le mode de vie des gens ou l’air que l’on respire dans les rues. L’émotion se dépose bientôt au fond de la conscience et, avec le temps, elle se condense pour devenir une part de notre propre corps. Au cours de mes voyages, j’ai mille fois entretenu de tels dialogues en marchant et en touchant, et je considère que c’est ainsi que j’ai appris l’architecture ».

Les carnets de Jean Léonard sont pour la majorité consacrés aux voyages. En feuilleter les pages revient à cheminer au gré d’un périple, d’étape en étape, et à découvrir des moments d’intimité dans la démarche d’un artiste. En 2002, il note à propos d’une sélection effectuée dans ces albums et destinée à une présentation de ceux-ci : « cette collecte de pages non raisonnée, c’est la part de “Work in process”, celle de l’observation, de l’hypothèse, de la transformation et, quelque part, de la délectation et du loisir. Ces travaux sont simples, feutre, crayon, sanguine, aquarelle ; ce sont des croquis rapides, des esquisses et des études occupant rarement plus d’une heure de temps. Ce sont des instants essentiels de pause, de respiration, qui permettent à l’oeil d’interroger, à l’esprit de comprendre, à la main d’exprimer ».

Outre les mémoires qu’ils véhiculent, ces carnets « font leçon ». Certes, offrir de voir l’unicité des architectures et des paysages ; mais aussi montrer comment l’œil perçoit le sujet, ce que l’esprit en retient, comment la main transcrit la perception. Voir, regarder, choisir, cadrer, fixer, communiquer… Le processus intellectuel et le geste manuel sont en totale symbiose sur la feuille.
Capter une émotion, fixer l’instant, saisir le temps… Retenir des lumières ou des fragments d’éternité…
Les carnets que nous choisissons de publier ne sont pas les carnets de travail, à l’instar, par exemple, des sketchbooks de Le Corbusier.

Quand bien même plusieurs années se sont écoulées après l’avoir rempli, feuilleter le carnet revient à retrouver, en un instantané, le moment vécu. Le carnet de voyage est ainsi un « objet » de mémoire. Il détient un contenu émotionnel puissant, au même titre qu’une photo oubliée fait ressurgir un souvenir, une atmosphère, une histoire… Il est une trace de vie. Il est aussi une entité esthétique et devient, involontairement et de manière impromptue, une œuvre artistique. Le carnet n’est certes pas destiné à devenir « œuvre d’art », mais à le considérer dans son ensemble, une fois qu’il a été rempli, l’évidence de ses qualités graphiques et picturales lui confère un statut d’œuvre autonome : le dessin pour le dessin, le dessin pour « le plaisir à l’œuvre ».
Le carnet dévoile la sensibilité d’un artiste, sa perception aiguë de la temporalité et de la beauté des choses et son aspiration à en transmettre les traces. Le carnet se fait ainsi outil d’une formidable aventure « de déchiffrement du monde à la pointe du crayon ».

Texte : Danièle Pauly
Visuel à la une : dessin © Jean Léonard

— retrouvez « Le dessin est un voyage… », Carnets de Jean Léonard dans Archistorm 119 daté mars – avril 2023 !