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DEUS EX VAGINA
L’ARCHITECTURE AU FÉMININ, UN UNIVERS SPÉCIFIQUE ?

À son orée (le paléolithique), l’architecture était une discipline peu « genrée ». Logement, construction, aménagement du logis, ces données concernaient le clan, la tribu, le village, tous sexes confondus, hommes comme femmes indifféremment. Quelques dizaines de millénaires plus tard, qu’en est-il ? L’architecture s’est masculinisée.

Il y a à cette masculinisation de multiples raisons. Certaines, peu suspectes d’une confiscation calculée du pouvoir, sont liées à la physique du travail (construire exige de disposer d’une force corporelle, plus intense chez les hommes). D’autres, corrélatives du statut minoré de la femme des sociétés patriarcales, sont moins équitables. Bien des civilisations, archaïques comme contemporaines, confinent la femme au gynécée et aux tâches domestiques : de quoi l’éloigner des études poussées qu’exige l’architecture, discipline adossée à la complexité matérielle et à l’ingénierie. Quant à la culture bourgeoise, elle tend à interdire aux femmes le travail, carrément : la « bourgeoise » honorable ne travaille pas. Le milieu même de l’architecture et ses usages, enfin, ajoutent à cette discrimination : pas de femmes manageant les chantiers ; pas de femmes, en agence, aux postes de pouvoir.

Le début du XXIe siècle s’élève contre cet ostracisme. Les femmes, en nombre, intègrent les écoles d’architecture, créent des agences, bâtissent, trustent les récompenses. La question se pose, du coup, de leur apport à la discipline. Spécificité ou assimilation ? Originalité ou conformisme ?

Les femmes occupent en nombre, en 2020, les écoles d’architecture — jusqu’à 40 % des étudiants, dans les pays les plus développés, sont des étudiantes. On enregistre de même un nombre toujours plus élevé de femmes architectes. Des concours spécifiques, en France le Prix des femmes architectes décerné par l’Arvha (Association pour la recherche sur la ville et l’habitat), parmi d’autres ailleurs, rendent compte de la forte activité des femmes architectes, parfois choisies au plus haut niveau culturel pour incarner le génie national (Françoise-Hélène Jourda, commissaire du pavillon français lors de la Biennale internationale d’architecture de Venise 2004). Certaines architectes femmes, par la qualité ou l’originalité de leur travail, défraient la chronique. En 2004, l’Anglo-Irakienne Zaha Hadid (Londres) reçoit le Pritzker Prize, une première pour une femme. En 2017, la Française Manuelle Gautrand (Paris) gagne le Prix européen d’architecture. En 2020, les deux directrices de l’agence d’architecture dublinoise Grafton Architects, Yvonne Farrell et Shelley McNamara, reçoivent à leur tour le Pritzker Prize. Ces victoires, sans doute, résultent pour partie d’une volonté de rééquilibre paritaire hommes-femmes. Elles n’en sont pas moins la prise en compte d’un travail architectural qui est digne de célébration.

En 2020, les deux directrices de l’agence d’architecture dublinoise Grafton Architects, Yvonne Farrell et Shelley McNamara, reçoivent le Pritzker Prize pour la Toulouse School of Economics © Dennis Gilbert

Vers l’équilibre entre genres

Le grand effacement des femmes de l’univers de l’architecture, avec le XXIe siècle, prend fin. Bien tardivement, relèveront les âmes équitables. Ne surtout pas comparer le domaine de l’architecture à ceux de l’enseignement, de la médecine, du soin aux personnes, du droit, de la recherche et de l’industrie, où la population féminine abonde depuis longtemps.

L’architecture et l’urbanisme, derniers pôles de la résistance phallocratique ? Le mâle majoritairement occidental et blanc qui domine outrageusement ces domaines, quoi qu’il en soit, ne gère plus une chasse gardée. Les femmes, à partir de l’an 2000, y pénètrent en bloc, de toutes les couleurs de peau qui plus est, et non pour jouer les potiches. Qu’elles viennent d’Europe, d’Amérique latine, d’Asie, d’Afrique, les femmes architectes des débuts du troisième millénaire ont de solides arguments. Lorsqu’elles animent une agence au côté d’un partenaire ou d’un conjoint masculin, les dernières en date des héritières de Sophia Hayden, Eileen Gray, Lin Huiyin ou Lina Bo Bardi ne font pas de la figuration en jupe, qu’elles se nomment Denise Scott Brown (associée à Robert Venturi), Wendy Cheesman (agence Norman Foster), Elizabeth Diller (agence Diller & Scofidio) ou encore Anne Lacaton (agence Lacaton & Vassal) : toutes font valoir des points de vue, une autorité. La tour Leonardo, plus haut bâtiment du continent africain (55 étages, 227 mètres, quartier de Sandton à Johannesburg), a été conçue par Malika Walele, jeune Sud-Africaine de moins de 30 ans. Comme le dit la chanson, the times they are a-changin’, « les temps changent », et, dans ce cas, pour le meilleur : en ligne de mire l’équilibre entre sexes. Qui pourrait encore sérieusement, comme Le Corbusier accueillant en son agence, dans les années 1920, l’architecte et designeuse Charlotte Perriand, lancer aujourd’hui un stupide autant que machiste « Ici, on ne brode pas des coussins ! » ?

Certes, le machisme, dans le milieu architectural, n’est pas mort. Qui en doute se fiera, au fil des confidences ou des interviews, aux dires mêmes des architectes femmes, souvent navrants. Zaha Hadid l’exprime froidement, au regard de sa propre carrière : « Ce n’est pas tant le racisme que le fait d’être une femme en Grande-Bretagne qui a longtemps été un obstacle. » La Française Odile Decq qui gère seule, depuis 1998, l’agence fondée avec son compagnon Benoît Cornette, mort dans un accident de la route, n’en fait pas secret : le sexisme, dans le milieu de l’architecture, se porte encore bien, le succès même des femmes, au surplus, y étant fréquemment suspecté d’être l’effet non de la compétence, mais de la seule discrimination positive. « On a pu me dire des choses comme : “Pour une femme, c’est déjà bien que tu en sois arrivée là !” », rapporte-t-elle de la sorte en 2019. Encore, de la même : « Un collègue membre d’un jury de concours m’explique que je ne suis pas dans les finalistes : “On avait déjà sélectionné une femme, on n’allait pas en prendre deux !” »[1] Autre évidence propre au milieu architectural, toujours d’actualité malgré le passage du temps, la non-parité professionnelle et salariale hommes-femmes. Les hommes, à ce jour, occupent en agence les plus hauts grades. Ils créent aussi plus d’agences que n’en créent les femmes. L’effet « plafond de verre » est patent : il faut à une femme déployer plus d’efforts pour arriver à un niveau de qualification égal à celui d’un homme. Les salaires, qui plus est, diffèrent trop souvent d’un genre à l’autre, au bénéfice toujours de la gent masculine. Ne disons qu’un mot, enfin, de certains préjugés négatifs calibrant la fonction d’architecte qui continuent à filer bon train. Ceux-ci aiguillent volontiers l’architecture au féminin vers le soft, aménagement des intérieurs et autre décoration, là où le hard, conception de haute volée ou ingénierie, serait un domaine réservé à une architecture exercée au masculin.

a tour Leonardo à Johannesburg. Architecte Co-Arc International Architects Inc.
© Co-Arc International Architects Inc.

  1. 1. « Où sont les femmes en architecture ? », avec Odile Decq, émission « À voix nue » par Zoé Sfez, France Culture, 19 juin 2019.

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Texte Paul Ardenne

retrouvez l’intégralité du Blockbuster Deus ex vagina dans Archistorm daté mars – avril 2021