L’aménagement urbain contemporain ne peut plus faire comme si le fonctionnalisme et ses brutalités conceptuelles et concrètes n’avaient pas existé et brisé le bon urbanisme, celui, sensible, pacifiant, qui installe l’être humain dans des lieux de vie harmonieux. Un autre temps vient, moins porté par l’idéologie, et plus par le souci du service collectif. Les acteurs de l’aménagement s’engagent dans un cycle de salut, d’échanges accrus et d’ouverture à de nouvelles priorités, le commun, l’écologie. Le gage de la fin, en tendance du moins, des combats interprofessionnels et corporatistes.

  1. Aménagement contemporain et subtilité.

Le récent ouvrage collectif Aménageur Architecte (éditions AAM, troisième trimestre 2023) arrive à point nommé pour calibrer les enjeux contemporains de l’aménagement urbain. Ces enjeux sont bien repérés depuis la crise du fonctionnalisme entérinée avec les années 1980-1990, à travers notamment la critique des « Grands ensembles » et les limites alors mises au modèle de l’habitat collectif concentré et décontextualisé. Comme l’écrit Maurice Culot dans la préface d’Aménageur Architecte (un titre à conseiller à tous les architectes-urbanistes, ainsi qu’aux élus), « Les cent dernières années ayant construit plus que toutes les époques précédentes, les centres-villes anciens ne représentent plus aujourd’hui qu’à peine 1 % de la surface bâtie. En France la masse des constructions réalisées pendant les Trente Glorieuses l’a été sous l’influence d’une théorie dogmatique et anti-urbaine : le fonctionnalisme. Une large part de ces réalisations est une source de problèmes socio-économiques liés à l’absence de mixité sociale et d’activités, à la séparation des fonctions, à l’urbanisme des dalles, au tout-automobile, au mitage des territoires ».

Que comprendre ? Adapté aux exigences d’économie et de rapidité d’exécution du tandem programmeurs-bâtisseurs, le fonctionnalisme l’est bien à notre représentation commune de la civilité et de ce qu’est censée être une vie urbaine harmonieuse. La mission de l’aménagement post-fonctionnaliste, dès lors, est toute tracée, aussi cardinale que correctrice : rétablir, en ville, l’urbanité même, ce qui est à la fois, dit l’étymologie, urbain et poli. Ouvrager et fournir, pour le dire autrement, une ville vivable.

Effacer les mauvais récits urbains

Les villes défigurées, décivilisées par le fonctionnalisme ? Ite missa est, la messe est dite. Le fonctionnalisme, pour autant, est-il mort ? Pas vraiment. Il continue à cette heure, en plus large part, d’opérer ; ses productions immobilières et d’aménagement urbain, trop systématisées, ne raviraient-elles plus nos esprits chagrins las du modernisme à tout prix ? L’économie commande, on le sait, et l’économie, en matière immobilière et sauf projets somptuaires, est de facto (insistons sur ce « de fait ») une constante quête des coûts planchers. L’obsolescence du fonctionnalisme, cela admis, n’en est pas moins actée, et ceux qui entendraient l’oublier, avertis. Souhaite-t-on, aménageur, s’afficher en vertu ? Plus question alors d’aménager au marteau. L’aménageur, public ou privé, doit dorénavant affiner son point de vue. Quelles seront ses priorités ? Si tout dépend en la matière de l’espace promis à aménagement (espace libre ou espace contraint), reste qu’il lui faut prendre en compte ces trois données formant une trilogie solidaire : le contexte, la qualité de vie, la mixité sociale et de fonctions.

Où les habitudes héritées de feu la Charte d’Athènes seraient tentées de marquer encore de leur empreinte l’aménagement de nos villes grandes et moins grandes (en segmentant, en isolant, en espaçant, en rationalisant à outrance, en géométrisant, en exhaussant jusqu’au délire), le New Deal de l’aménagement vertueux commence, lui, par l’humilité, l’attention et la sociologie. Humilité ? Le territoire à aménager doit être regardé comme une entité qui fournit le cadre et non, à l’inverse, comme un étant-donné dont user à sa guise. L’attention ? Celle-ci en passe par l’analyse fine des contextes locaux, la question des coutures et des circulations, celle du rapport à l’environnement et à la renaturation, celle de l’abaissement de l’empreinte carbone, celle de l’agrément et de l’esthétique, à faire perdurer, à renouveler ou à bannir. La sociologie ? La ville est un espace vital, que cet espace soit consacré à la résidence ou à l’activité. De cet espace vital émergent une culture propre, un habitat hérité spécifique, une tradition locale et une empreinte historique – tout un « récit », comme on le formulera aujourd’hui. Impossible, du passé, de faire table rase. L’aménagement urbain ? Moins libre que jamais.

© Sarah Flipeau

Pour un aménagement subtil

La concertation avec l’usager, les limites mises un peu partout à l’artificialisation (des sols, des lieux) et à l’expansion horizontale, le souci, encore, de l’économie, de l’environnement et de la sobriété impliquent de mettre en avant la notion à présent souveraine d’aménagement subtil, plus que simplement « concerté », comme l’on disait naguère. Des spécialistes prenant en charge un territoire ne discutent plus seulement entre eux pour décider, plus ou moins technocratiquement, ce qu’il en sera. C’est avec le territoire, avec le locus même, qu’il leur faut à présent converser. Un territoire, un locus qui peut dans certains cas imposer ses contraintes d’une façon inattendue.

Prenons le cas de la doublette Berlin, capitale de la République fédérale d’Allemagne à la surface très étendue, et Réchauffement climatique, qui rend l’eau tombant du ciel de plus en plus rare en Saxe avec les problèmes que l’on imagine, en cas de rupture d’approvisionnement en précieux liquide, ou bien qui fait que cette eau devient trop brusquement disponible, par le biais d’orages dévastateurs. Confrontée au risque de la sécheresse et des phénomènes climatiques extrêmes (les fortes pluies engendrant des inondations faute que les sols bitumés puissent absorber l’eau), l’autorité berlinoise décide dès lors, à compter des années 2010, d’adopter le concept de la « ville éponge » et d’aménager en conséquence. Dans le quartier de Grünau, parmi d’autres sites berlinois, sont creusés des lacs-réservoirs tandis que des berges plantées de roseaux viennent imparablement franger de nouvelles constructions (en matériaux renouvelables) établies de façon systématisée en bordure d’eau. Écoutons à ce propos Nicolo Unger, le chef du service construction du promoteur immobilier Buwog, en charge du réaménagement de ce quartier rénové : « Quand il pleut, l’eau est récupérée sur les toits et elle s’écoule, par les conduites, dans les bassins autour de nous. Le premier fait 40 cm de profondeur, le deuxième 85 cm et le dernier 1,35 m. Ces bassins contiennent trois millions de litres. Il n’y a que des avantages. Non seulement on peut éviter les inondations, mais l’évaporation de l’eau rafraîchit aussi le quartier ». Un mot au passage de l’expansion parallèle de la biodiversité, animale et végétale, au son des grenouilles et des crapauds chantant à plein goitre le soir venu. « C’est très esthétique. Parfois, il y a aussi des canards et des carpes Koï. C’est le lieu de rendez-vous de beaucoup de familles, les enfants viennent patauger. L’endroit est populaire dans le quartier », relève une résidente (source Radio France, 27 novembre 2023).

L’aménagement subtil, en l’occurrence, résulte de cette disposition mentale, le mieux-faire. Tout aménageur urbain contemporain, peu ou prou, s’impose de se poser la question du « Comment continuer ? » et, plus précisément, du « Comment continuer pour le mieux ? », sous-entendu, à toutes fins d’éviter de répéter ou de faire perdurer les erreurs du passé. La réponse qu’offrent, et le territoire, et la vie que l’on y mène, est sur ce point décisive. C’est elle, sous l’espèce d’une loi d’airain, qui donnera à l’aménageur l’inflexion du programme et l’organigramme des lignes à suivre. Prenons le cas de la ville normande de Rouen, logée en fond de Seine. Rien à redire ou pas grand-chose de sa structuration immobilière, qui a connu une rénovation de fait avec la Reconstruction (une partie de la ville, sur sa rive gauche notamment, Saint-Sever, Sotteville-lès-Rouen, quartiers anciennement industriels et ouvriers, a été bombardée, détruite pendant la Seconde Guerre mondiale puis reconstruite). L’équipe municipale au pouvoir, emmenée par Nicolas Mayer-Rossignol, lance en 2020 son programme de réaménagement urbain en se concentrant particulièrement sur la question environnementale. Faire dans l’écologique pour suivre la mode ? Sûrement pas ! La minéralité de la ville, extrême, le trop peu de surface des parcs et espaces verts qui caractérisent le tissu de la cité de Corneille et de Flaubert, induisent en été des phases de chaleur de plus en plus insupportables (près de 50 degrés en centre-ville dans certaines poches spatiales, le square Eugène Delacroix par exemple…). Comment vivre, même dans une cité magnifique, si la chaleur y est épouvantable ? La nature de l’intervention et son plan sur le terrain résultent de cette unique question, de bon sens. Le réaménagement envisagé, qui peut paraître (mais à tort) quelque peu étique, se concentre pour l’occasion sur ce problème de confort d’abord, incontestablement majeur et décisif en termes de qualité de vie. Julien Goossens, naturaliste réputé, promu directeur-adjoint nature en ville et paysage de la ville de Rouen après avoir dirigé plusieurs années durant le Jardin des plantes local, conçoit dans la foulée pour la cité rouennaise, de façon la plus utilitariste mais aussi la plus pertinente qui soit, un plan de renaturation original : deux axes longilignes plantés d’arbres en continu vont permettre en ville les circulations animales selon deux grandes directions nord-sud et est-ouest (« la voie du hérisson »), en les traçant sur l’ensemble de la vieille cité, en rive droite de la Seine. On prévoit, de concert, de dégoudronner puis de végétaliser au maximum cours d’écoles et de bâtiments publics. En passe de devenir toxiques, les conditions climatiques guident pour l’occasion l’aménageur, sans ambition autre que de viser juste. Cela, indépendamment, notons-le dans ce cas, de toute considération somptuaire, mégalomaniaque ou excentrique, et tandis que le promoteur ou l’architecte, au niveau de la maîtrise d’œuvre, se voient remplacés par l’écologue et le paysagiste.

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Texte : Paul Ardenne
Visuel à la une : Programme de réaménagement urbain et de renaturation « Rouen naturellement » © Sarah Flipeau

Retrouvez l’article dans Archistorm 125 daté mars – arvil 2024