Le conflit guerrier récemment déclenché en Ukraine, le 24 février dernier, par la Russie nous le rappelle instamment, et avec fracas : la guerre détruit. De Marioupol, port de la mer Noire, ne reste à cette heure que des débris calcinés, et ce n’est peut-être là que le début de destructions en chaîne, pires encore, qui sait ? Dire pour autant que l’architecture, avec la guerre, n’entretient de liens que désastreux, destructeurs, qui annihilent sa vocation à construire, est réducteur. Dès ses origines, l’architecture, qui protège nos corps des dangers du dehors, a partie liée avec la guerre pour le pire, certes, mais aussi pour l’utile.

 L’ingénierie architecturale militaire, art majeur

Beyrouth, cité méditerranéenne, a enduré une terrible guerre civile entre 1975 et 1990. Les visiteurs qui y découvrent l’immeuble « Grenade » du Libanais Bernard Khoury (nom de code « Plot #4371 ») lui trouvent en général beaucoup d’à-propos : sa forme érigée aux airs de phallus trop turgescent évoque aussi celle de la petite bombe à main qu’affectionnent les combattants de rue. À Beyrouth toujours, ces mêmes visiteurs forment une appréciation convergente au contact de la boîte de nuit enterrée dans le sol urbain « B018 » qu’a livré le même Bernard Khoury dans la foulée du conflit : dansons sur le volcan, d’accord, mais autant que faire se peut, en toute sécurité, dans un havre protégé inspiré de l’abri antiatomique. Quoi encore à Beyrouth, au registre « guerre et architecture » ? En temps de conflit militaire, les larges façades sont trop exposées aux tirs d’artillerie, on ne le sait que trop. « Plot #4328 », autre construction de Bernard Khoury, réalisée en 2010 dans les montagnes du Liban, inspirera dès lors un même sentiment de pertinence que l’immeuble « Grenade » et la boîte de nuit souterraine. Cet ensemble résidentiel n’a pas de façade verticale, on y accède via un escalier oblique. La surface offerte à un éventuel bombardement ? La voici réduite, tactiquement.

« L’ingénierie militaire en architecture ‘’gère’’ le plus précieux des capitaux, l’être humain, avec cette obligation : lui procurer une sécurité au moins passive. »

Cathédrale Sainte-Cécile à Albi © Zinneke

Protection contre poliorcétique

La première fonction de l’architecture, loger nos corps dans une seconde peau, se redouble dans cette obligation, protéger. Et protéger, si possible, sans que le havre de sécurité offert par l’abri architecturé devienne un piège. S’enfermer dans une boîte étanche : il y a, à le faire, ce risque majeur en cas de siège, y crever de soif et de faim, voire y brûler vif. De l’abri-sous-roche fermé par des pieux de bois du paléolithique au château fort médiéval et au-delà, l’histoire de l’architecture de protection est celle de la recherche d’un équilibre entre position défensive et capacité de réplique offensive. Claustration et riposte. Protéger et se protéger ne suffit jamais, il faut, encore, se prémunir contre l’étouffement.

L’ingénierie militaire en architecture « gère » le plus précieux des capitaux, l’être humain, avec cette obligation : lui procurer une sécurité au moins passive. L’architecture de guerre, celle qui est appelée à être soumise au combat et à être mise à rude épreuve, se resserre toujours sur cet essentiel, mettre à l’abri. Mission que l’on sait de plus en plus délicate à mener, le temps passant et le matériel de destruction (artillerie de courte puis de longue portée, aviation, puissance de feu en accroissement continu) se faisant toujours plus efficace, sophistiqué et furtif. D’un côté l’art des bâtisseurs de forteresse, génial, peaufiné au fil des siècles, et de l’autre, l’art des poliorcètes, toujours plus habiles « preneurs » de sites protégés réputés imprenables – qui l’emportera sur l’autre ?

On se souvient comment les Grecs entrent dans Troie, si l’on en croit L’Iliade : quelques guerriers se cachent dans un énigmatique cheval de bois placé devant la porte de la ville et les Troyens font entrer en celle-ci. La poliorcétique (l’art des sièges militaires), qui est une science, laisse pour sa part les ruses mythiques de côté, opérationnalité maximale oblige, et mise elle aussi sur le travail des ingénieurs. Parce que les assiégés se blindent pour tenir parfois des mois à l’intérieur de leurs remparts en méditant quelles sorties militaires opérer, les assiégeants, eux, se doivent de multiplier les assauts à coups de pratiques toujours plus élaborées, de la sape à l’échalade et aux machines de jet. La science des défenseurs comme celle des attaquants, portée avec le temps au plus haut point de technicité, implique dans certains cas la très longue durée des phases obsidionales. Siège de Leningrad, en URSS, par les armées allemandes, durant la Seconde Guerre mondiale : neuf cents jours (8 septembre 1941 – 27 janvier 1944), soit près de trois ans, au bénéfice des assiégés… Dans cette partie qui tient de la confrontation brutale, l’architecture peut beaucoup. Passivement, elle épaissit ses murs, approfondit ses douves, multiplie ses portes et ses ponts-levis, évolue vers la redoute ultime, qui n’est plus que blindage. Activement, elle se dote de meurtrières, de mâchicoulis, de guérites avancées, de barbacanes, d’enceintes multiples, de puits, de sémaphores. Le génie militaire appliqué à l’architecture est fondamentalement utilitaire, fonctionnaliste, il vise l’essentiel, la survie par tous moyens, et la victoire. Ce faisant, abruptement, il nous entretient d’un univers élémentaire où l’architecture vaut à la seule condition de garantir la vie sauve. Une discipline de première nécessité, une alliée dans le processus guerrier et la continuité vitale de l’humanité.

Domaine national de Chambord © Leonard de Serres

Être efficace et faire signe

Certains architectes contemporains ne font pas secret de leur intérêt viscéral pour l’architecture de guerre. Franklin Azzi, qui affectionne pour leur commodité légendaire les ustensiles de type tente militaire autant que les bâtiments essentialistes et rudimentaires (à condition qu’ils tiennent le coup), en est un excellent exemple. Pour preuve, la livraison, voici quelques années, dans l’univers hypertechnologique de la ville de Tokyo, de ses deux magasins de vêtements sur rue pour Bali Barret, le « 01 », Red Bunker, et le « 02 », Military Tent : un simple bunker plus un abri de toile, remplissant l’un et l’autre tout à fait leur fonction.

La guerre, pratique humaine immémoriale, pourrait se jouer sur le seul champ de bataille à l’écart des zones habitées. C’est rarement le cas. Pénétrer le territoire convoité, tôt ou tard, vous fait rencontrer la « marche » (cette zone territoriale tampon défendue par le « marquis »), le « front » (cette frontière qui n’épouse pas forcément celle que délimitent les tracés géopolitiques établis par accord entre les nations), et, de concert, les zones à bastions, du fort conventionnel à la muraille de Chine et la ligne Maginot. De telles zones, celles du « contact » entre ennemis, abondent en produits de l’architecture militaire. Si la conquête, enfin, s’accomplit et que l’armée d’invasion progresse dans le territoire ennemi, « derrière les lignes », il reste que la zone conquise devra être prémunie dès que possible des contre-attaques. Le rempart, alors, s’impose, parfois long de plusieurs milliers de kilomètres ponctués d’ouvrages de défense : ainsi du fameux mur de l’Atlantique, entre 1940 et 1945, en Europe occidentale, courant depuis la Norvège jusqu’à la frontière franco-espagnole, mis au point par l’organisation allemande Todt, conceptrice quelques années plus tôt de la ligne Siegfried sur les marges de l’Est français. Dans tous les cas, les architectes sont au travail, avec parfois des trouvailles qui feront date. Le blockhaus moderne, de la sorte, est un abri de béton sans fondations, il bouge sur le sol d’un bloc sans risquer l’effondrement en cas de bombardement. Parfait exemple d’intégration à la logique de la protection maximale. Inutile de rappeler, à cette entrée, la richesse de l’héritage historique laissé en la matière par les architectes militaires depuis l’aube des temps : voir les traités relatifs aux sièges (comment les mener, comment y résister) par Énée le Tacticien, auteur d’une Poliorcétique (4e siècle av. notre ère), le premier traité technique connu à ce propos, Philon d’Athènes, Philon de Byzance ou encore Apollodore de Damas. À ces traités savants, qui disent déjà tout, il convient d’ajouter les traités non moins avertis, contemporains, ceux-là, de la naissance de l’artillerie moderne, de l’ingénieur italien Francesco Paciotto d’Urbino, initiateur de la fortification bastionnée et, en France, de Jean Errard puis de Vauban, expert ès sanctuarisation des bâtiments soumis à l’action guerrière. (…)

Projet Bali Barret © Franklin Azzi
Architecture – SAZABY INC.

Texte : Paul Ardenne
Visuel à la une : Plot #4371 par Bernard Khoury © Bahaa Ghoussainy

— Retrouvez l’intégralité de l’article Blockbuster L’architecture et la guerre, les noces perpétuelles dans archistorm 115 daté juillet – aout 2022