L’intérêt pour les métavers (univers virtuels) a connu le 28 octobre 2021 un sursaut de taille. Mark Zuckerberg, créateur et patron du réseau social Facebook, annonce ce jour-là changer le nom de sa firme, qui devient « Meta », et surtout ouvrir au public un nouveau réseau social virtuel 3D aux ambitions élargies. Celui-ci, Metaverse, promet de dépasser en offre de services les métavers ayant existé ou existants, Second Life (2003-2007, avant son actuelle réactualisation pour smartphones), The Sandbox, Decentraland ou encore Roblox. Le métavers représente bel et bien, à l’instar des terres inconnues à l’ère des voyages des grandes découvertes, un écosystème prometteur. Ce territoire est à investir, à coloniser, à organiser, à rendre désirable et commercialisable. Il s’ouvre naturellement aux architectes, qui y trouvent l’opportunité de développer des projets singuliers et, plus encore, des modes de conception renouvelés.

Que désigne exactement le terme « métavers » ? On entend par métavers, ou metaverse (citons l’excellent magazine en ligne IdealoGeek, édition de mars 2023), « un univers virtuel partagé et persistant dans lequel les utilisateurs peuvent interagir entre eux et avec des objets numériques en temps réel ». Dans cet espace en ligne, continue IdealoGeek, « les avatars des utilisateurs peuvent se déplacer, communiquer, travailler, jouer. Mais aussi vivre des expériences qui n’ont pas les limites qui sont celles du monde physique ».
Espace de « convergence virtuelle », le métavers permet classiquement de jouer en ligne (sa nature première, dans l’histoire, dérive du gaming, des jeux en réseau), d’échanger avec autrui dans un espace virtuel commun (sous condition de créer un avatar numérique de soi-même) autant que de pénétrer diverses enclaves spécialisées que l’on visite, depuis tout lieu disposant d’une connexion à Internet, après s’être coiffé d’un casque VR360 autonome permettant une visualisation en trois dimensions (prière d’opter pour le Quest 2 opportunément mis au point et vendu par Meta). Ces espaces spécialisés peuvent être une galerie d’art, une boutique, un bâtiment, un appartement, un club de jeux d’échecs… immatériels certes, mais rendus praticables grâce au casque ou aux lunettes de vision numérique.

L’architecture métaversienne est d’abord un spectacle

Venons-en à l’architecture pour interroger pragmatiquement ce qu’elle peut attendre du métavers, ou plutôt des métavers, au pluriel – ceux-ci, comme le signale la logique de croissance des réseaux sociaux
numériques, sont appelés en effet à se multiplier, même s’il leur arrive de mourir (Second Life en 2007 ; Altspace VR, le métavers de Microsoft, qui a fermé ses portes le 10 mars 2023).

L’architecte, à bon droit, commencera par douter. Que lui vend-on avec le métavers, sachant qu’il lui faudra tôt ou tard acquitter un droit d’entrée, ne serait-ce que pour occuper une parcelle du métavers, avant de devoir équiper les membres de son agence en matériel de consultation, ce qui n’est pas sans coût ? De l’immatériel, et de l’immatériel uniquement. Rien, de facto, qui puisse se toucher, se palper, se respirer « pour de vrai ». Le métavers est fondamentalement un spectacle, immersif peut-être (on se promène dans ce spectacle grâce à un équipement de vision 3D), mais un spectacle. Le maçon qui présente, dans le métavers, son béton fibré à l’architecte soucieux de contrôle lui tend des pixels et sûrement pas un composite ciment-eau-granulats-adjuvants-fumées de cilice. Difficile en conséquence de vérifier la qualité de ce béton, même équipé de gants tactiles hyperperformants (les ingénieurs travaillent à leur donner la sensibilité de l’épiderme humain). Le béton-béton jamais ne sera le béton-pixel, rien à faire, quels que soient les pouvoirs de la réalité augmentée. Si croire c’est devoir en passer par le toucher du vrai, si le mécanisme de la croyance réclame pour opérer que l’on ausculte le monde dans sa matérialité physique, par contact des doigts et palpation d’une matière non immatérielle, aucune chance dès lors que le métavers suscite plus qu’un haussement d’épaules.
Du spectacle, encore du spectacle, toujours du spectacle. Comprendre, de l’esbroufe, de la mise en scène, un jeu d’illusions.

Liberland Metaverse, Zaha Hadid Architects

Ce n’est évidemment pas si simple. Les partisans de la matérialisation, au demeurant, l’ont appris ces dernières décennies à leurs dépens, et pour finir, l’admettent, en mettant toujours plus d’eau dans leur vin : la dématérialisation est opérationnelle et son croît, exponentiel. On fait aujourd’hui ses courses en ligne, on signe ses documents administratifs et on se rencontre en ligne, on joue et on enseigne en ligne, etc. Dans l’agence même de l’architecte contemporain, la CAO turbine depuis longtemps, à présent mariée à l’intelligence artificielle (conception de type GANS, generative adversarial networks), les rendus numériques foisonnent tout comme la possibilité de visites virtuelles et en 3D de bâtiments conçus dorénavant selon ce modèle unifié qu’incarne la conception hybride humain-machine et matériel-immatériel. Au demeurant, l’adoption du métavers est pour l’architecte la prochaine étape du processus de graduelle dématérialisation propre à son métier. Toujours plus, un projet architectural sera mené dans la double perspective de sa concrétisation « dure », à savoir sa réalisation concrète débouchant sur un chantier physique (le réel), et de sa concrétisation « non-matière » destinée, celle-là, à l’univers métaversien (le virtuel). Avant même d’être soumis à la réalisation physique, tout projet architectural peut en effet, en toute logique technique, esthétique et commerciale, donner lieu utilement à la création d’un tramage 3D immersif et visitable permettant à un potentiel client d’y fureter en y promenant son avatar. Le métavers, univers du double, est aussi celui du double asservi et solidaire. Ce qu’on y installe sait être plus qu’un simple reflet du vrai, plus qu’un effet-miroir superfétatoire donc inutile.

Le premier des doubles utiles que pourra créer un architecte dans le métavers, de la sorte, est celui de sa propre agence, en en virtualisant le hall de réception, l’espace documentaire et les bureaux (pas la machine à café et les toilettes, c’est inutile : rien de tangible à boire et pas d’évacuation possible des excrétions humaines dans le métavers). Dans cette agence-bis, « non-matière », pourront se retrouver tous les employés de l’agence réelle, seraient-ils en déplacement au bout du monde. Quant aux productions émanant de l’agence première et « dure », celles-ci y seront autrement plus accessibles à la clientèle, visitables en quelques clics et depuis n’importe où une fois le casque VR sur les yeux et en dépit de leur « matérialité immatérielle ». Sans oublier cet autre avantage encore, diminuer l’emprise concrète de l’agence « dure » (donc son coût d’exploitation) au bénéfice de l’agence virtuelle, en mettant à profit travail distanciel et coworking numérique. Un bureau virtuel dans le métavers ? C’est moins de frais qu’un bureau solide en ville.

Hybrider (le double jumeau asservi)

Pouvoir créer des doubles serviables (de tel ou tel objet, projet spécifique ou structure) est sans conteste appréciable pour l’architecte. Opportunité bienvenue que celle-ci si l’on veut bien se souvenir, saturée de lourdeurs et d’inertie, de la vieille époque des catalogues d’agence, des représentants, des pavillons et des appartements témoins, et autres déplacements incessants à consentir entre agence et sites des chantiers ou d’exposition à la clientèle des produits fournis. Le « dur » a un coût élevé, coût social, coût relationnel, coût géographique. Comme a pu le rappeler, en connaisseur et en praticien, un Rem Koolhaas, « patron » de OMA-AMO et grande tête pensante s’il en est de l’architecture contemporaine mutationnelle, l’architecture en tant que pratique n’a de cesse de garder un pied dans l’archaïque du fait de sa réalité « maçonne », celle d’une corporation tenue de construire de vrais bâtiments en dur, objets physiques de finalité utilitaire et non ludique, avec rigueur qui plus est. Ce type d’entreprise, relève Koolhaas, prend du temps, consomme beaucoup d’énergie, freine l’initiative, épuise l’humain. Ce que l’univers numérique se propose d’offrir pour alléger ce pensum dans le sens de l’efficacité et de la commodité est dès lors bienvenu, sa « déphysicalité » constituant dans ce cadre non un handicap, mais au contraire un correctif. L’architecture virtuellement conçue et pratiquée, le plus possible ? Elle représente un ferment d’amélioration technique, de communication intensifiée et d’économies d’échelle.

(c) Kyungsub Shin

Le principe du Digital Twin, du « jumeau digital », est justement cet atout que le métavers, nonobstant sa nature « creuse », vide, diraient certains (du pixel, donc du vent pour ceux-là), se fait fort d’offrir avantageusement à l’architecte. Dupliquer l’agence dans le métavers ? Cette duplication est sans conteste, au-delà de la formule gadget, un acte gagnant. Les urbanistes, déjà, s’y sont appliqués pour Singapour ou encore pour Shanghai. Une fois numériquement reconstituées en leur entier et « métaversées », ces mégapoles peuvent être appréhendées, si l’on en possède les codes d’entrée, depuis chez soi avec un casque VR. On les visite et on les gère dans leur métavers. D’innombrables capteurs, plugués dans la ville réelle, permettent dans ce cas au superviseur métaversien de juger de l’état de la ville à l’instant T (ici, une ampoule grillée, et là, une agitation suspecte…), et si besoin d’intervenir en envoyant des équipes régler tel ou tel problème, d’aménagement ou de maintien de l’ordre, depuis la ville virtuelle jusque dans la ville réelle – depuis la ville virtuelle au demeurant devenue, matérialité mise à part, la ville réelle. Le Digital Twin sera plus efficient encore dans le cas d’un asservissement méthodique réel-virtuel (système dit « Omniverse »), comme c’est le cas déjà, par exemple, chez le constructeur automobile BMW.

La firme allemande, au début des années 2020, met ainsi sur pied avec NVIDIA, firme californienne spécialiste des processeurs et des cartes graphiques, dans une de ses usines, une double unité de fabrication de ses véhicules, l’une réelle, l’autre virtuelle, fonctionnant de manière asservie selon un mode d’interconnectivité maximale. La supervision, en mode promenade 3D dans le métavers, de la chaîne de production réelle, reliée à la chaîne virtuelle par une infinité de capteurs-témoins, économise temps et énergie. Elle donne lieu le cas échéant à des interventions en ligne, l’information transformée en action dans le métavers se traduisant immédiatement par son égale dans l’unité de production réelle, de façon symétrique. Selon BMW Group, « la plate-forme Omniverse permet de collecter et de rassembler des données en direct […], d’évaluer les modifications et les ajustements dès les premières étapes de la planification […], de planifier des systèmes de production complexes sans pertes d’interface ni problèmes de compatibilité ».

Crédibiliser puis adhérer

Où vérifier, au vu du développement technologique actuel, des plus rapides, que l’architecture a avantage à coloniser le métavers. À s’y engouffrer, s’entend, plus que pour simplement souscrire à cet actuel effet de mode voulant qu’il faille y faire à tout prix acte de présence. Il existe en effet aujourd’hui une mode du métavers, entité hautement fashionable, qui a cette conséquence fâcheuse, parce que restrictive, de prioriser les seuls usages que l’on va dire « faciles » du métavers. Que font dans le métavers, de la sorte, la plupart des agences d’architecture qui y ont mis un pied ? De l’architecture imaginaire essentiellement, autrement dit rien de très efficient. Des agences telles que celle de feue Zaha Hadid (Zaha Hadid Architects), par exemple, signent et exposent là une myriade de projets en pixels tous plus spectaculaires les uns que les autres : immeubles aux formes époustouflantes, appartements aux dilatations invraisemblables. Tout au plus du dessin, de l’ameublement graphique d’environnements virtuels forcément sidérants. Tous les coups sont évidemment permis, on le devine, sitôt que la réalité physique n’a plus à entrer en ligne de compte.
[…]

Texte : Paul Ardenne
Visuel à la une : Liberland Metaverse, Zaha Hadid Architects

— retrouvez l’intégralité de l’article Blockbuster Architecture et métavers dans Archistorm 120 daté mai – juin 2023 !