On commémore cette année le centenaire de la mort de Gustave Eiffel, décédé le 27 décembre 1923. Ceci est prétexte à plusieurs événements qui vont rendre hommage au constructeur de la tour qui porte son nom et qui en a fait l’un des Français les plus célèbres au monde : plusieurs films (sur France Télévision, Arte, C8, RMC Découvertes) ; une exposition itinérante qui va visiter les principaux sites où Eiffel a laissé sa marque ; deux colloques en juin et en décembre, dont le premier sur le thème plus large de l’histoire des entreprises à l’École centrale Paris, le second en hommage à Eiffel à l’ENSA de Paris-Malaquais ; une expérience immersive internationale ; une mise en lumière de différentes œuvres d’Eiffel ; un timbre ; et l’édition de deux ouvrages par moi-même, l’un sur son parcours biographique, l’autre sur un panorama de ses réalisations. Ce festival permet de renforcer s’il en était besoin l’aura de cet ingénieur et chef d’entreprise hors norme, dont une candidature pour le « panthéoniser » a été lancée par ses descendants.

1855 : Gustave Eiffel sort de l’École centrale des arts et manufactures de Paris, l’une des meilleures écoles d’ingénieur de France. Il commence une extraordinaire carrière d’ingénieur, d’entrepreneur et de savant, qui va le conduire à une notoriété mondiale. Son activité dans la construction en fer se concrétise par la réalisation de très nombreux ponts, de charpentes et d’installations industrielles. Il est certes connu grâce à la tour qui porte son nom et qui marque le sommet de cette carrière, restée pendant plus de quarante ans la plus haute tour du monde, mais après sa carrière de constructeur, il s’est intéressé à différents domaines scientifiques dans lesquels il a investi son temps, son énergie et une partie de sa fortune. L’étude des effets du vent sur les structures l’a incité à faire construire une soufflerie au pied de la tour Eiffel. Cela l’a également conduit à apporter une contribution importante à la météorologie naissante. Il a très tôt mis sa tour à la disposition de l’autorité militaire pour faciliter les émissions radio longue distance, prouvant par là l’utilité stratégique de la tour et assurant ainsi son existence pérenne. Il a été dans ces trois domaines un véritable précurseur.

Le viaduc de Garabit au moment de son inauguration, 1884 © DR

Le parcours d’Eiffel a été avant tout celui d’un entrepreneur indépendant, s’appuyant certes sur sa formation d’ingénieur, mais cherchant en premier lieu à réaliser les commandes de projets mis en adjudication et dans lesquels lui ou son entreprise n’avaient, sauf exception comme la tour Eiffel, qu’une faible part dans la conception. Il fut ainsi un entrepreneur inventif et audacieux, capable de mobiliser compétences et capitaux, un homme d’organisation et de communication. Rechercher l’innovation, maîtriser les techniques et coûts de fabrication, organiser les tâches, contrôler la qualité des produits, être attentif aux termes des contrats, soigner sa publicité et ses relations publiques, attirer et retenir les meilleurs collaborateurs, tout cela Eiffel a su le faire à merveille. Eiffel n’a donc pas seulement été un grand ingénieur, un inventeur de formes dont la tour qui porte son nom serait l’éclatant chef-d’œuvre. Il s’est révélé un véritable chef d’entreprise, capable de transformer les conceptions les plus audacieuses en réalités bâties, doué de volonté et d’ambition, un homme d’affaires avisé sachant prendre des risques calculés dans un environnement économique particulièrement favorable, marqué par le développement des chemins de fer et l’essor de la construction métallique en France et en Europe.

Une carrière de constructeur

Eiffel est né en décembre 1832 à Dijon d’une mère gestionnaire active du commerce de bois et charbon dont elle avait hérité, et d’un père autodidacte convaincu qui lui communiquera son esprit aventureux et sa soif d’apprendre. Il intègre en 1852 l’École centrale. Il y fait preuve d’un caractère de bon vivant, plein d’énergie et indiscipliné. Il a choisi de présenter son mémoire de fin d’études sur la construction d’une usine chimique parce qu’il espérait prendre la succession de son oncle maternel à la tête d’une fabrique de peinture. Mais la famille se brouille avec l’oncle, et Eiffel rentre au service de Charles Nepveu, un ingénieur-constructeur inventif qui avait pour raison sociale la « Construction de machines à vapeur, outils, forge, chaudronnerie, tôlerie, matériel fixe et roulant pour chemins de fer, travaux publics ».

Mais Nepveu connaît de sérieuses difficultés financières. Eiffel est placé par ses soins dans une entreprise de chemins de fer où il a l’occasion d’étudier un petit pont en « tôle » de 22 m. C’est le premier pas d’Eiffel dans une grande carrière de constructeur de ponts, et notamment pour les chemins de fer, qui se développent à une vitesse fulgurante. Il apprend ici son métier d’ingénieur-constructeur, se familiarisant avec une technique toute neuve, mais qui trouve déjà ses applications. Puis viennent les premières responsabilités. À seulement 26 ans, Eiffel est nommé par Nepveu à la tête du chantier du pont métallique ferroviaire destiné à franchir la Garonne à Bordeaux. Long de 500 m, cet ouvrage est l’un des plus importants alors construits en France. Ses fondations sont réalisées grâce à l’emploi de caissons à air comprimé, technique qui deviendra l’une des spécialités d’Eiffel. Il révèle sur ce difficile chantier ses capacités de technicien, d’organisateur et de meneur d’hommes.

Après quelques travaux réalisés dans le Sud-Ouest pour la Compagnie des chemins de fer du Midi, notamment la gare de Toulouse et plusieurs ponts, Eiffel fonde en 1864 sa propre entreprise. Il a 31 ans, dispose d’un modeste capital familial et possède un savoir-faire et déjà quelques relations. Mais il doit rivaliser avec de grandes entreprises telles que Gouin (futur Batignolles), Schneider, Cail ou Fives-Lille. D’ingénieur-conseil, Eiffel passe deux ans plus tard au statut de « constructeur » avec le rachat d’outillage et d’un atelier. Il obtient un premier contrat important pour l’Exposition universelle de 1867, qui accompagne divers travaux à Paris. Mais c’est l’adjudication après concours de deux viaducs de grandes dimensions à Rouzat et Neuvial qui lance véritablement l’entreprise. L’innovation apportée par Eiffel porte moins sur la conception même des projets, dus à Wilhelm Nördling, ingénieur en chef de la Compagnie d’Orléans, que sur le mode de construction par lançage du tablier préalablement construit sur la rive, procédé qui allait rencontrer un grand développement par la suite. Ces viaducs se distinguent en outre par la forme évasée de la base des piles pyramidales en tubes de fonte, qui annonce déjà vingt ans à l’avance celle de la tour de 300 m.

Le projet de la tour de 330 m revu par Sauvestre. Le projet définitif.

La tour de trois cents mètres

Début 1884, Eiffel a donc atteint à l’âge de 51 ans la parfaite maîtrise de son art. L’Exposition universelle de 1889 va lui donner l’occasion de parachever son œuvre de constructeur. Nouguier et Koechlin, « en s’entretenant entre eux de l’Exposition universelle projetée pour 1889, se demandent ce qui pourrait être fait pour donner de l’attrait à cette exposition », et ils ont l’idée d’une tour de 1 000 pieds, c’est-à-dire 300 m. Koechlin fait un croquis, daté du 6 juin 1884, qui représente un grand pylône formé de quatre poutres en treillis écartées à la base et se rejoignant au sommet, liées entre elles par des poutres métalliques disposées à intervalles réguliers. Nouguier et Koechlin soumettent alors le projet à leur patron, « qui déclare n’avoir pas l’intention de s’y intéresser, mais qui toutefois donne l’autorisation à ses ingénieurs d’en poursuivre l’étude ». Ils s’adjoignent Stephen Sauvestre, l’architecte attitré de l’entreprise, pour mettre en forme le projet : il relie les quatre montants et le premier étage par des arcs monumentaux, destinés à la fois à accroître l’impression de stabilité que doit donner la tour et à figurer une éventuelle porte d’entrée de l’Exposition, place aux étages de grandes salles vitrées, agrémente l’ensemble de divers ornements.

À la vue du projet ainsi architecturé et rendu habitable, Eiffel change complètement d’attitude et juge l’idée tellement intéressante qu’il s’empresse de prendre le 18 septembre 1884 un brevet aux noms d’Eiffel, Nouguier et Koechlin « pour une disposition nouvelle permettant de construire des piles et des pylônes métalliques d’une hauteur pouvant dépasser 300 m ». Eiffel rachètera par la suite à ses collaborateurs la propriété exclusive du brevet, y compris pour l’étranger. Le génie d’Eiffel n’est donc pas d’avoir inventé la tour : c’est de l’avoir réalisée et de lui avoir donné son nom. Le programme du concours lancé en 1886 pour l’Exposition intègre ainsi une tour de 300 m clairement inspirée du projet d’Eiffel. Sans surprise, celui-ci reçoit la commande pour la réalisation de cette tour. C’est finalement une version simplifiée du projet qui sera construite. Eiffel reçoit une subvention couvrant à peine le quart du coût de la construction ainsi que la concession pour vingt ans du terrain sur lequel doit être édifiée la tour. C’est donc lui qui en financera l’essentiel, en assumant tous les risques.

Les travaux ont à peine commencé que paraît dans le numéro du 14 février 1887 du journal Le Temps la fameuse « Protestation des artistes contre la tour de M. Eiffel » signée de quelques grands noms du monde des lettres et des arts, tels Maupassant, Gounod ou Charles Garnier, l’architecte de l’opéra. Malgré la violence de cette protestation, qui met en cause l’aspect industriel de la tour contrastant avec le paysage parisien, le projet se poursuit grâce au soutien sans faille des autorités. Eiffel estime quant à lui qu’il y a « dans le colossal, une attraction, un charme propre, auquel les théories d’art ordinaires ne sont guère applicables » et que l’esthétique de la tour est purement rationnelle, abstraite, référencée aux lois de la science, et morale, « symbole de force et de difficultés vaincues ».

Le montage de la tour est une merveille de précision. Deux des piles reposent sur des fondations situées en dessous du lit de la Seine. Il a fallu recourir à des caissons métalliques étanches, où l’injection d’air comprimé permettait aux ouvriers de travailler sous le niveau de l’eau. Chacune des quatre arêtes de chaque pilier a son propre massif de fondations, lié aux autres par des murs. Le montage des piles commence le 1er juillet 1887. Toutes les pièces tracées au dixième de millimètre arrivent de l’usine Eiffel de Levallois-Perret déjà préassemblées par éléments de 4 m environ. Si elles présentent un défaut quelconque, elles sont aussitôt renvoyées à l’usine. 150 ouvriers travaillent à l’atelier, où sont posés à l’aide d’un outillage spécial les deux tiers des 2 500 000 rivets que comprend la tour. Il y a entre 150 et 300 ouvriers sur le site, très bien encadrés par une équipe de vétérans des grands viaducs métalliques dirigée par Jean Compagnon. 12 échafaudages provisoires en bois de 30 m de hauteur étayent les piles du premier étage, les pièces étant alors montées par des grues à vapeur spéciales qui grimpent en même temps qu’elles, en utilisant les glissières prévues pour les ascenseurs. La tour est achevée en mars 1889, juste à temps pour l’Exposition universelle.

Le succès n’est pas seulement technique, mais aussi populaire. La tour est reconnue comme une extraordinaire réussite, non seulement digne de figurer comme l’entrée monumentale de l’Exposition, mais aussi comme le symbole même de la puissance de l’industrie, chef-d’œuvre de l’art des ingénieurs de cette époque. Elle reçoit deux millions de visiteurs pendant l’Exposition.

 

À paraître : Bertrand Lemoine, Gustave Eiffel, une vie monumentale, Éditions du Signe, juin 2023 et Bertrand Lemoine, Les plus belles réalisations de Gustave Eiffel, Éditions du Signe, juin 2023.

 

Texte :  Bertrand Lemoine, architecte, ingénieur et historien

Visuel à la une : Photo © Bertrand Lemoine

 

— retrouvez l’intégralité du dossier Gustave Eiffel, un ingénieur monumental dans Archistorm 120 daté mai – juin 2023 !