Garant de la qualité de vie et de l’intégration sociale, ciment des communautés d’individus, l’espace public est la clé du bien vivre ensemble. Loin d’être neutre, celui-ci est guidé par un ensemble de normes et de valeurs, lesquelles sont susceptibles d’influencer les usages. Un regard sur la production récente témoigne de l’intégration des nouveaux paradigmes sociétaux du XXIe siècle.

Il y a plus de trois années maintenant, en mars 2020, l’épidémie de covid plongeait la planète dans un chaos mêlé d’hébétude. « Restez chez vous », tel était le mot d’ordre lancé par les gouvernements à leur population. Le confinement qui s’ensuivit mettait en exergue les problématiques posées par le mal-logement dans les villes denses. Avec pour corollaire de pointer l’importance de l’espace public de la rue : en effet, celui-ci s’envisage pour un grand nombre d’habitants comme une extension du logement et comme un lieu de rencontre et de sociabilité. L’espace partagé de la ville n’est pas neutre, il constitue un front de scène urbain et se doit de répondre aux attentes sociétales du XXIe siècle. La question de la place de la voiture y est devenue un sujet majeur : rendre l’espace public au piéton et aux mobilités dites « douces », l’apaiser tout en le rendant attractif sont les vecteurs de l’urbanité contemporaine. Ainsi, l’espace public est-il désormais davantage envisagé comme le lieu de l’équipement plutôt que celui de la mobilité. Les aménagements proposés par l’agence de paysagisme et d’architecture BASE pour le quartier de la plage à Calais sont à cet égard exemplaires. En remodelant un front de mer dont l’image était totalement désuète, et qui de plus subissait les nuisances automobiles, les créateurs ont généré une pièce urbaine attractive tant sur le plan économique que culturel et touristique. À partir d’une fine observation des usages et des espaces de vie des Calaisiens, le projet s’articule selon un chaînage spatial imaginé autour de quatre façons de vivre le front de mer : bouger, contempler, jouer et découvrir. De nouvelles voiries ont permis d’ouvrir la péninsule portuaire et d’éloigner la présence de l’automobile. L’emprise de la promenade de front de mer s’en voit augmentée. Les parcours sont thématisés : certaines lignes piétonnes sont consacrées à la détente et à la contemplation avec des mobiliers spécifiques. D’autres cheminements ont un rapport plus cinétique à l’espace et sont jalonnés de pépites programmatiques : des belvédères, des objets atypiques et artistiques le long de la promenade, des pôles d’intensité liés aux jeux et à la pratique de sports urbains. On y trouve encore des lieux polyvalents et de saison telle une bibliothèque municipale installée pour les mois d’été dans des conteneurs. Enfin, l’installation d’un parc dunaire, englobant ces strates programmatiques, crée une lisière riche et diversifiée qui en parallèle unifie le côté hétéroclite du front bâti. L’ensemble des équipements, originaux et inattendus, renouvelle totalement l’image de cette ville et, de fait, celle que les habitants de cette dernière ont d’eux-mêmes.

© Iwan Baan

Ville-nature, un retour nécessaire

Ce souhait de reconsidérer la place de la voiture en ville, tel qu’il a pu voir le jour dans le nord de la France, est spontanément associé à un besoin de retisser des liens avec la nature. Plus que jamais dans la ville dense, l’habitant cherche à se ressourcer au contact d’éléments naturels et vivants. Dès lors, le végétal s’affiche comme l’outil de requalification de l’espace public. Dans la mégalopole de Shanghai, le projet Urban Bloom, dessiné par les architectes de l’agence AIM, consiste en un petit jardin de ville. Totalisant une superficie de 330 m2, il est aménagé sur une parcelle en cœur d’îlot qui accueillait auparavant un parking. Offrant un moment de respiration dans la ville au contact de la nature, l’installation invite à s’approprier les lieux de multiples façons. Assumant pleinement la manipulation de l’artifice, Urban Bloom est fait d’un assemblage de palettes de bois recyclées recréant une sorte de topographie collinaire avec différents niveaux ascendants. Les assises permettent de s’allonger, de s’adosser pour lire, se reposer, discuter en groupe… Une partie de cette plate-forme est recouverte de plantes en pots qui à terme feront de ce relief un espace public débordant de végétation. L’éclairage a été l’objet de toutes les attentions : de fines hampes portent des grappes de ballons transparents suspendus par des fils et contenant des feuillages dans des tonalités vertes très prononcées. Ces bulles se balancent légèrement dans les airs et font office de protection des ampoules de lumière.

Force de proposition

Tisser des liens entre la ville et la nature semble être le symptôme d’une société de plus en plus pressurisée par l’urgence écologique. Dans un tout autre domaine, les bouleversements liés au numérique figurent également comme un fait de société majeur trouvant écho dans l’espace public. Désormais, à condition d’être connecté au réseau Wi-Fi, il est possible de travailler n’importe où dans le monde, y compris dans l’espace public de la rue. Ce dernier devient alors l’extension du bureau ou du logement, dont la capacité volumétrique se voit amplifiée à l’extérieur. L’espace public comble donc le manque de superficie dans la ville dense, et il devient de plus en plus naturel de s’y retrouver entre amis, voire d’y partager des dîners. À Osaka, au Japon, l’installation de l’architecte Tomohiro Hata avait pour objectif premier l’accueil de barbecues publics. La parcelle dévolue au projet est située dans un nouveau parc comprenant des terrains de sport ainsi qu’un plan d’eau qui sont autant de grands vides dans le paysage. Dans ce contexte, le parc de Baraike vise à créer une zone d’ombre protégée grâce à la construction de multiples auvents en bois abritant pour certains des tables et des bancs. Réparties de manière non linéaire, les délicates structures se chevauchent les unes les autres, comme dans un mouvement naturel faisant corps avec les arbres disséminés autour et parmi le bâti. Au final, l’installation s’avère investie de multiples façons, pour des réunions familiales, des cours de cuisine, des séances de yoga…

Libertés d’appropriation

L’espace public peut ainsi être le vecteur de nouveaux comportements induits par des propositions spatiales ouvrant à toutes formes d’appropriation. Et c’est peut-être ici que se joue le gage de sa réussite. Pour revitaliser la place du marché en plein cœur de son centre historique, la petite ville d’Aigle en Suisse a donné carte blanche à l’agence Rotative Studio. Cet atelier s’est toujours distingué par des propositions originales et novatrices dans l’espace public. Les architectes ont introduit « Trois pavillons » colorés faits de métal et de bois. Les structures accompagnent le projet de végétalisation et de piétonnisation de la place et sont déplacées en fonction de l’avancée des travaux. De forme et de taille différentes, elles accueillent différentes fonctions, évolutives selon l’appropriation de tout un chacun. Le plus petit volume, rouge flamboyant et haut de 6 m, comprend un escalier menant à une plate-forme panoramique sur la place en mutation ainsi que vers les Alpes, au loin. Le pavillon bleu, équipé d’une large table et de bancs, accueille une bibliothèque vitrée où il est possible de s’asseoir, de lire, voire de travailler. Quant au troisième module de couleur verte, il dispose de bancs et de tabourets qu’il est possible de déplacer pour s’adapter à toutes les configurations de groupe. D’une superficie de 30 m2, cette construction a été pleinement appropriée par les enfants qui organisent des jeux, dedans et autour, après leurs heures de classe.

© Iwan Baan

Un précipité d’espaces publics

Si l’espace public tient un rôle central pour générer une vie sociale, l’enjeu est bien de témoigner de valeurs à même de concerner la totalité des individus. Au-delà des usages et des activités, l’espace public est celui du commun et il relève en cela de la dimension politique.

À Copenhague, Superkilen, un projet d’envergure réalisé par le consortium d’architectes et de paysagistes des agences réunies – BIG, Superflex et Topotek 1 – est à cet égard exemplaire. Déployé sur 27 000 m2 et convoquant à la fois l’art, l’architecture et le paysage, depuis les premiers croquis jusqu’à la réalisation, l’aménagement témoigne d’une grande capacité à valoriser tout un quartier de Copenhague. Réalisé en 2012, Superkilen s’inspire des référents culturels propres à la population de ce territoire regroupant pas moins de 60 nationalités. Prenant la forme d’un ruban de 800 mètres de longueur, l’espace public réalisé en concertation avec les habitants de Nørrebro est divisé en trois zones matérialisées par trois couleurs de sol (vert, noir et rouge) très affirmées dans le paysage de Copenhague. Précipité intense de toutes les activités qu’il est possible de rencontrer dans un espace public, Superkilen est parsemé d’une multitude d’objets symboliques représentant avec humour la diversité culturelle de ce quartier : mobiliers urbains caractéristiques ; fontaine marocaine ; plantes exotiques ; éclairages aux néons russes, américains et chinois ; équipements sportifs angelinos ; enseigne utilisée par les dentistes qataris ou encore un profil de taureau métallique, tels ceux que l’on rencontre fréquemment en Espagne. Chacun des objets est accompagné par une plaque métallique incrustée dans le sol qui en raconte la provenance dans la langue d’origine ainsi qu’en danois. L’ensemble forme une sorte de collection surréaliste de la diversité urbaine globale, qui reflète au final la vraie nature de ce quartier et interroge l’image homogène pétrifiée de la population danoise.

L’ensemble de ces projets est un échantillonnage de lieux offrant aux usagers la possibilité d’avoir prise sur l’espace public en y pratiquant l’activité de leur choix. Organiser un dîner entre amis, travailler à l’extérieur, s’exercer sur des appareils de musculation, se baigner, échanger des livres sont devenus des pratiques courantes qui feraient presque oublier qu’elles n’en étaient qu’à leurs prémices au crépuscule du XXe siècle. Bien au-delà de la seule esthétique, aménager un espace public, aussi petit et banal soit-il, témoigne d’un projet de société. L’enjeu est d’en porter loin l’exigence en s’interrogeant en profondeur sur ce qui fonde « le bien vivre tous ensemble », une étape sans laquelle tout projet ne saurait être que superficiel et de court terme.

Texte : Sophie Trelcat
Visuel à la une : © Iwan Baan

— retrouvez l’article sur Espaces publics: les nouveaux usages de la ville contemporaine dans Archistorm 121 daté juillet – août 2023 !