Une brève histoire du bâtir égalitaire

Plusieurs mouvements sociaux, depuis la fin du XXe siècle, ont remis sur le devant de la scène le principe égalitariste. La règle de base en est simple : n’exclure personne et mettre à niveau, le plus possible, les conditions sociales. Le care, favorable à des soins peu coûteux pour tous, l’écriture inclusive, une forme d’expression neutralisant les conflits grammaticaux de genre, les mouvements Black Lives Matter, pour le respect des populations de couleur et #MeToo, pour la cause des femmes, ainsi que la pensée décoloniale et woke, pour la défense des opprimés et des minorités sont quelques-uns des bras armés de ce combat devenu primordial en notre époque néolibérale, néocoloniale et largement demeurée patriarcale, favorisant clivages et tensions.

Faut-il corriger les facteurs d’inégalité, quels qu’ils soient ? L’architecture, dans cette partie, n’est pas en reste. Comme à retrouver ses origines lointaines et certains pans de son histoire récente, au demeurant.

Les civilisations humaines, sauf rares exceptions, sont hiérarchiques. Il en va ainsi, de longue date et déjà, de la tripartition dans les sociétés indo-européennes, analysée brillamment par Georges Dumézil, qui distingue les classes des prêtres, des guerriers et des travailleurs. Aux hiérarchies politiques, de surcroît, s’ajoutent fréquemment les hiérarchies émanant de l’autorité familiale, pères ou frères par rapport aux mères ou aux sœurs, ou encore celles liées au genre, gérant les relations homme-femme et celles entre cisgenres et communauté LGBTQIA+, plus la position propre assignée aux individus décrétés « faibles » : enfants, vieillards, personnes malades et handicapées, esclaves dans les sociétés esclavagistes. Inégalitaire et facteur de mentalités politico-culturelles cloisonnées, cette hiérarchisation engendre institutions, structures et comportements publics en rapport. La conception architecturale, en toute logique, est de la partie. Temples, palais, stoas, maisons et autres appartements, dans une société hiérarchique, se différencient par le plan, l’aspect, l’ampleur, la signification symbolique. Le palais du gouverneur n’est pas la demeure de tout un chacun. L’hôpital est le havre des soignants et de leurs patients. Le travailleur, au temple, n’occupe pas la place du prêtre et l’enfant ne fréquente pas les lieux réservés aux adultes. Les étrangers ou les populations considérées comme de seconde classe se voient ghettoïsés, etc. L’architecture, en règle générale, est corrélée à l’appartenance sociale et largement dépendante de celle-ci. Les occupants du bidonville et ceux de la Villa Savoye ? Les uns et les autres ont peu de chances d’appartenir au même monde. Et les lieux qu’ils occupent respectivement ne sont pas duplicables.

Le Familistère de Guise, atrium de l’aile Ouest © Jpcuvelier (CC BY-SA 4.0)

L’affermissement puis l’élargissement, depuis les Lumières, de l’idéal démocratique ont pour effet la tension vers l’égalitarisme, plus que jamais d’actualité à l’heure où l’on écrit ces lignes (forum Génération Égalité, ONU, juin 2021). L’heure est en effet à l’inégalité économique croissante, dopée par la morgue des élites néolibérales dirigeant le monde actuel, une situation, pour certains, à corriger le plus possible. L’égalitarisme, pourquoi ? D’abord, du fait du statut naturel de la personne, selon le principe que l’être humain est unique, que le concept de race, au regard de l’ADN humain, s’avère irrecevable, et qu’il convient sans cesse de rectifier l’« aristocratisme naturel », cette inégalité distribuée arbitrairement des dons que chacun reçoit de naissance. Encore, du fait d’un droit civil, pénal et du travail, en plus du droit onusien (Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, signée par presque tous les États que compte notre monde) qui se veut dorénavant, le plus souvent, équitable : la même loi s’applique à toutes et tous dans le domaine privé, public comme au bureau, à la ferme, l’atelier ou l’usine, et cette loi censée ne pas connaître d’exception ne saurait faire valoir le favoritisme. Enfin, parce qu’une vie pratique et matérielle harmonieuse commande l’égalitarisme plutôt que les écarts sociaux : à qualification égale, pas de tâches réservées à certains et refusées à d’autres, ainsi que des salaires ou des revenus décents pour tous et indécents pour personne.

Ce positionnement humaniste, solidaire et éthique trouve sa traduction dans l’objet architectural, au bénéfice de l’inclusion, si possible totale. Ce dernier, alors, visera du mieux possible et avec un objectif rêvé, l’égalitarisme intégral, que celui-ci vienne servir la vie collective, matérielle ou domestique.

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Texte : Paul Ardenne
Visuel à la une : Eleanor Roosevelt tenant une affiche de la Déclaration universelle des droits de l’homme (en anglais), Lake Success, New-York, Novembre 1949. © FDR Presidential Library & Museum (CC BY 2.0)

— retrouvez l’article Blockbuster sur l’architecture inclusive, partie 1 : Une brève histoire du bâtir égalitaire dans Archistorm 117 daté novembre – décembre 2022