Dans une période de crise qu’aiguise un climat placé sous les dictats de l’écoresponsabilité, la question de la frugalité, de l’économie des sols et des matières est au cœur du débat architectural. La chasse au superflu s’est traduite par une uniformisation de tout un pan de la production architecturale qui s’est laissée enfermer dans un discours moralisateur à l’occasion. Un nouveau champ s’est néanmoins ouvert avec des créateurs qui se distinguent par des propositions typologiques sophistiquées et adossées à des modes constructifs visant une quête d’essentiel et de liberté.

« Terre et villes » tel est le thème de la Biennale d’architecture et de paysage actuellement présentée à Versailles, auquel lui fait écho « Terra », la thématique de la Triennale d’architecture de Lisbonne planifiée pour septembre prochain. Ces deux événements soulignent un fait maintenant bien établi : l’écoresponsabilité s’est imposée à la terre entière et l’architecture s’y est frayé un chemin. Désormais, l’économie de moyens sous-tend l’acte architectural et les projets où les matières brutes sont privilégiées se voient débarrassés des éléments de second œuvre. Une nouvelle esthétique architecturale est à l’œuvre, celle-ci dépasse la seule question des coûts et propose une approche de la durabilité portée par des recherches constructives et géométriques ayant pour enjeu l’évolutivité et la capacité de transformation des bâtiments. Au siècle dernier, l’artiste Pablo Picasso faisait, à propos de l’art, une déclaration particulièrement éclairante pour le champ de l’architecture aujourd’hui : « Vous obliger à utiliser des moyens restreints est le genre de contrainte qui libère l’invention. Cela vous amène à faire une sorte de progrès que vous ne pouvez même pas imaginer d’avance. »

Département des Sciences de la Vie de l’Université de Lausanne, agence Bruther avec Baukunst, concours lauréat 2017 © ARTEFACTORYLAB

Un nouveau paradigme

Libérer l’invention, construire durable grâce à la qualité spatiale est bien le credo de l’agence Lacaton & Vassal. Souhaitant rationaliser l’acte de bâtir pour optimiser la surface et réduire les coûts ainsi que la matière, Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal empruntent et croisent des typologies issues de l’industrie et de l’agriculture, telles que le modèle de la serre. Celles-ci sont ensuite adaptées à chaque projet et à leur échelle, la constante étant de proposer un espace pur, libre de tout stéréotype fonctionnel. Avec la récupération de techniques éprouvées, les architectes s’opposent aux normes HQE des bâtiments passifs actuels qui, selon eux, sont surisolés et aboutissent à des espaces hermétiques, coupés de l’extérieur.

En 2021, ils ont livré à Rixheim en région Grand Est, un immeuble de 18 logements locatifs, en priorité destinés à des personnes âgées. Très spacieux, les appartements offrent tous des espaces supplémentaires sous forme de jardins d’hiver, placés en prolongation directe de l’habitation. Largement ouvrables, ces espaces climatiques participent au confort thermique d’hiver et d’été en constituant un volume tampon énergétique qui se substitue à un système d’isolation des façades. Fermé l’hiver, il forme un capteur solaire énergétique et un volume d’air préchauffé naturellement entre l’extérieur et l’intérieur chauffé. Ouvert l’été, il devient une terrasse qui protège du soleil les façades exposées. Espace d’usage supplémentaire, habitable une grande partie de l’année grâce aux conditions climatiques protégées, ils sont appropriés chacun à leur manière, par les habitants. « Dans notre pratique, la combinaison de trois variables – la capacité structurelle, la mise en œuvre, le coût de la matière – croise les questions transversales d’économie systémique, d’économie du lieu et d’économie de composants. Ces trois variables – absolument indissociables – sont toujours raisonnées ensemble », défendent Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal pour lesquels la question de l’économie du coût de construction ne peut pas constituer une action isolée. En effet, pour le duo, le postulat de départ n’est pas de défendre une architecture bon marché, mais bien d’aspirer à enrichir un projet par sa capacité à absorber toujours plus d’usages et de vie. « Comment rendre les individus libres dans ces espaces ? » aiment à questionner les architectes. Leur œuvre s’est vue récompensée du prix Pritzker en 2021, la hissant définitivement au statut de modèle faisant école.

Rode House, 2018, Pezo von Ellrichshausen architectes © Pezo Von Ellrichshausen

Moins de matière, plus de matière grise

Un saut de génération plus tard, les architectes de l’agence Bruther se situent dans une lignée conceptuelle rappelant celle de Lacaton & Vassal. « Ce n’est pas tant la beauté que nous recherchons, que la liberté », déclaraient-ils en 2014. L’économie des moyens – ne rien ajouter qui ne soit nécessaire – est en filigrane de leur œuvre et s’exprime à travers un rationalisme structurel singulier, tandis que leur langage architectural propose un sentiment neuf de l’esthétique industrielle, chez eux toujours plus affiné à chaque projet. Pour Stéphanie Bru et Alexandre Theriot, la pierre de touche du projet n’est pas une forme a priori, mais la liberté offerte à la reconfiguration des programmes. Si dans chacune de leur architecture l’idée est de proposer des surfaces libres, malléables et flexibles du point de vue de leur fonction, c’est bien l’irrationnel associé à une parfaite maîtrise de l’assemblage de leurs structures qui apporte un caractère et une qualité singulière à leur architecture. Une conviction à l’œuvre dans la série de plans condensant les potentialités de l’Université des sciences de la vie, en cours de réalisation à Lausanne (en association avec l’agence Baukunst). Le parallélépipède compact et flexible de sept niveaux est ceinturé de coursives périphériques généreuses, plutôt que divisé par des couloirs étroits. Chaque plateau est agencé en deux parties, abritant d’un côté la recherche, de l’autre la formation, disposées autour d’un noyau, formé par les salles communes. Le dernier étage accueille les espaces publics dans des entités plus informelles. L’ensemble laisse de grandes possibilités de réaménagements intérieurs, en adéquation avec le domaine des sciences en évolution constante. Enfants d’une époque où se construit le Centre Pompidou – une référence clef pour le duo – et où les paysages urbains et ruraux connaissent une mutation accélérée, Stéphanie Bru et Alexandre Theriot revendiquent « la recherche de malléabilité dans le projet, c’est-à-dire comment un bâtiment peut absorber les évolutions d’usage dans le temps ». (…)

Texte : Sophie Trelcat
Visuel à la une : Sur l’île de Chiloé au Chili, se dresse la «Rode House», un simple volume de bois issu de manipulations géométriques, Pezo von Ellrichshausen architectes © Pezo Von Ellrichshausen

— retrouvez le Dossier Sociétal « l’économie de moyens : une plus-value architecturale »  dans Archistorm 115 daté juillet – aout 2022