Situé au 390, Park Avenue, au cœur de Manhattan à New York, réalisé en 1950-1952 par Gordon Bunshaft, l’un des principaux concepteurs de l’agence Skidmore, Owings & Merrill (SOM), le Lever House est l’une des icônes du modernisme international. Sa livraison marque également un moment important dans l’histoire des rapports, particulièrement conflictuels au xxe siècle, entre architecture et espace urbain. Exemplaire à tout point de vue, cette réalisation est toujours pertinente ; quant aux projets qui s’en sont inspirés, ils demeurent eux aussi d’une grande actualité.
Prisme pur de 21 étages posé sur son socle, tout de verre et d’acier, premier mur-rideau new-yorkais, le Lever House est en effet un point de départ à bien des égards, dont la descendance est surtout unique par son ampleur. L’essentiel de la presse américaine et européenne a d’ailleurs salué, à l’époque, l’avènement d’un nouveau type d’immeuble de bureaux. Le geste de Gordon Bunshaft est en l’occurrence une variation sur le manhattanisme, terme forgé par Rem Koolhaas, dans les années 1970, pour célébrer la culture de la congestion : tout en respectant les termes de la Zoning Resolution de 1916, le Lever House anticipait une réglementation alors à l’étude, qui visait à réduire la hauteur des bâtiments, mais encore à en faire évoluer l’aspect. Depuis 1937, du reste, une modification du New York Building Code, datant lui aussi de 1916, permettait de remplacer la maçonnerie par d’autres matériaux – pourvu qu’ils résistent deux heures durant au feu – pour la réalisation des allèges. Si le premier projet pour ce « gratte-ciel miniature », tout juste établi et publié en juin 1950, laissait planer quelques incertitudes sur son insertion dans le site, il serait présenté deux ans plus tard comme une heureuse alternative au Rockefeller Center – forme accomplie du manhattanisme –, par son organisation spatiale comme par sa rentabilité.
Pour accueillir les 1 200 employés de leur entreprise, les frères Lever, leaders mondiaux dans la fabrication de savons et détergents, n’avaient nul besoin d’exploiter la totalité du sol, ni même du ciel new-yorkais que le règlement leur offrait sans limite, dès lors que la surface du bâtiment était – en général au terme de plusieurs retraits – parvenue au quart de la surface à bâtir. Bunshaft utilisa au contraire la clause récente l’autorisant à élever sa construction sans aucun retrait si celle-ci n’excédait pas, à sa base cette fois, le quart de la parcelle. Il posa ainsi le Lever House, perpendiculairement à Park Avenue, sur l’un des quatre côtés d’un socle traversant, accessible au public au niveau de l’avenue – le jardin prévu par Isamu Nogushi ne sera réalisé que bien plus tard – et réservé aux employés dans sa partie haute, qui est plantée. Le socle perméable présente paradoxalement une dimension monumentale, que signale d’emblée la presse américaine, notamment The Architectural Record (juin 1952). Architectural Forum rappelait de son côté qu’une exploitation maximale du terrain eut permis de loger l’ensemble dans huit étages seulement et soulignait l’originalité du parti pris en comparant la « gaufrette » de Bunshaft aux « riches mais insipides pièces montées » qui l’entouraient.
Les allèges bleu-vert, le revêtement des piliers en acier inoxydable, l’absence quasi totale de modénature rendue possible par la mise en retrait des points porteurs extérieurs : tout dans l’esthétique du Lever House est en rupture avec les canons de la tradition classique américaine. Le mur-rideau est d’autant plus pur et lisse que le bâtiment n’a pour ainsi dire pas de fenêtres : l’air conditionné, dont la machinerie occupe les trois derniers niveaux, totalement opaques, rend inutile tout système d’ouverture. Quant à la propreté des façades, véritable image de marque pour les frères Lever, elle est garantie par la mise en service de l’une des premières nacelles suspendues. Le Lever House frappe enfin tout autant par sa clarté et sa finesse que par sa transparence : une seule file de poteaux traverse les bureaux, dont la plupart sont à moins de huit mètres d’une fenêtre.
Aucune des caractéristiques du Lever House n’est à proprement parler nouvelle ; c’est plutôt le parfait assemblage des techniques et des moyens les plus récents qui en fait une architecture proche de la perfection. Son succès mondial et sa reproduction sous des formes plus ou moins heureuses ont, probablement, contribué un temps à ternir l’aura de l’original. On retrouve l’inspiration directe du Lever House à Londres avec la Horn EMI House, par Basil Spence & Partners (1959), à Copenhague avec le SAS Royal Hotel d’Arne Jacobsen (1960), mais surtout à Stockholm, dans l’opération de rénovation du centre commercial de la ville (Hötorgscity), où l’immeuble fait l’objet d’une variation en cinq exemplaires, dessinés chacun par un architecte différent (David Helldén, Anders Tengbom, Sven Markelius, Erik Lallerstedt, Backström & Reinius, 1952-1956). Associé à un nouveau plan de circulation, Hötorgcity est conçu comme un authentique morceau de ville moderne venu se greffer au centre ancien : relégués en souterrain, le stationnement automobile comme le transport de marchandises libèrent le sol pour la circulation piétonne.
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Texte : Simon Texier
Visuel à la une : Gordon Bunshaft pour l’agence SOM, Lever House, 390 Park Avenue à New York 1952. Au premier plan, la plaza du Seagram Building.
— retrouvez l’article Le Lever House à New York un modèle architectural et urbain dans Archistorm 117 daté novembre – décembre 2022