Émancipée d’une appartenance à tout mouvement, bouleversée par des crises qui se succèdent sans laisser de répit, déstabilisée par des valeurs de plus en plus mouvantes, la profession d’architecte est à réinventer.

« Temps sauvage et incertain », tel était le titre visionnaire de l’exposition présentée en 1989, à l’Institut français d’architecture. L’événement annonçait l’apparition de nouveaux territoires au sein de la discipline architecturale : ceux d’une pratique et d’une production hétérogènes, émancipées d’une appartenance à tout mouvement. Son auteur, le critique d’architecture Patrice Goulet, y présentait aussi bien le travail d’un Frank O. Gehry qui n’avait pas encore réalisé Bilbao, celui du conceptuel japonais Toyo Ito, de l’écologique radical Lucien Kroll ou encore de Rem Koolhaas, dont la notoriété n’était encore qu’à l’aube. Chantre de l’instabilité programmatique, aujourd’hui plus que jamais d’actualité, l’architecte batave avait décelé dès les années 1990 la soumission de l’architecture aux lois de la marchandisation générale. La multiplicité des formes et des pratiques architecturales est aujourd’hui bien installée dans le paysage architectural. L’incertitude aussi : paupérisation, précarisation, ubérisation, privatisation, flexibilité, adaptation… tous les qualificatifs possibles corroborent des chiffres qui pointent une crise réelle. Celle-ci a précipité une mutation de la profession qui était à l’œuvre et que la crise sanitaire aura accélérée.

Architectes au bord de la crise de nerfs

Si le nombre d’architectes inscrits à l’ordre ces dernières années reste stable avec 30 400 inscrits, les jeunes de moins de 34 ans peinent à entrer sur le marché. Les revenus sont inégaux et 75 % des architectes se situent au-dessous du revenu moyen estimé à 2 770 euros par mois. L’exercice individuel, à titre libéral, correspond au cœur de la profession, mais il se trouve en net tassement : 42 % des architectes inscrits en 2021 contre 64 % en 2000. À l’inverse, sur la même période, la part des architectes associés passe de 20 % (en 2000) à 50 % (en 2021). On compte aussi (toujours en 2021) 3 % de fonctionnaires et 3 % de salariés (chiffres du conseil national de l’ordre).
Par ailleurs, en période de disette économique, la maîtrise d’ouvrage publique a laissé la place au secteur privé, lequel s’immisce dans tous les recoins de la construction. Alors que se côtoyaient une commande publique organisée autour de concours réglementés et une commande privée de gré à gré, la séparation entre les deux secteurs n’a plus rien de net.

Une brèche dans la MOP…

En matière de logement social par exemple, la loi SRU de 2000, à laquelle lui a succédé en 2009 la loi Molle, a creusé une brèche dans la loi sur les marchés publics (loi MOP) : depuis, les bailleurs sociaux sont en droit de contourner la mise en concurrence et l’obligation des concours en achetant des programmes entiers de logements, sous forme de VEFA (vente en état futur d’achèvement) à des promoteurs. Ainsi, aujourd’hui, en Île-de-France, plus de 66 % des logements sociaux sont construits selon cette procédure dont les honoraires sont réduits et les missions tronquées : l’architecte n’assure plus le suivi du chantier, ses missions se limitent au seul permis de construire, au mieux à l’assistance à la passation des marchés de travaux. La profession en est atomisée, affaiblie, car une telle situation déqualifie les architectes dans leur rôle de constructeurs, dont ils sont les seuls pourtant à assurer la responsabilité décennale et trentenaire. De plus, ils doivent multiplier les contrats pour maintenir leur santé financière.

« Immeuble village » au programme mixte, projet Manifeste, 2015 par PÉRIPHÉRIQUES MARIN + TROTTIN Architectes

Ubérisation de la commande

Assumant pleinement cette mutation de la maîtrise d’ouvrage, l’architecte Louis Paillard était même allé jusqu’à évoquer « l’ubérisation » de la commande, titre d’une conférence dans laquelle il racontait sa propre expérience : la commande privée lui avait permis au début des années 2000 de se développer de manière phénoménale avec l’enchaînement de commandes de logements pour le privé, et souvent pour les mêmes promoteurs et bailleurs. Dans la même veine, à l’occasion de la visite de l’opération de 300 logements – Le Ray – livrée à Nice en 2021, l’architecte Édouard François manifestait lui-même un étonnement face aux commandes colossales dont bénéficie actuellement son agence : pour les 80 logements actuellement en cours dans la ville de Strasbourg ; les 80 autres à Toulouse dans le cadre de l’opération Casual et encore concernant les 273 logements du Sky & Garden de l’écoquartier
d’Asnières, les surfaces types se doivent d’être combinées rationnellement, efficacement, avec un grand souci de l’économie et des plans élaborés au centimètre carré près. Face à l’architecture envisagée comme un produit commercial, la marge de manœuvre restante est faible. L’innovation reste focalisée sur les balcons, les terrasses, les matières de façades, la végétalisation, les ouvertures de fenêtres, qui sont les derniers lieux où l’architecte peut accrocher un discours.

Le basculement vers le privé

Peut-on réellement parler d’ubérisation de la commande ? Le terme n’est sans doute pas approprié, même si l’on assiste bel et bien à un basculement de cette dernière vers la maîtrise d’ouvrage privée, dans de plus en plus de programmes, comme en témoignent également les projets développés depuis une vingtaine d’années sous forme de partenariats public-privé (PPP), de conception-réalisation ou encore de marchés négociés… Autant de contrats qui déplacent plus ou moins subtilement la place de l’architecte et qui ont pour principal but de diminuer ou de reporter l’engagement de fonds publics. Si le choix d’architectes comme Herzog et de Meuron pour le stade de Bordeaux, ou de Renzo Piano pour le tribunal de grande instance de Paris, tous deux construits en PPP et très réussis, a apaisé les critiques portant sur la faible qualité architecturale dont ces montages seraient responsables, il reste que ceux-ci écartent du processus les collectivités ou les institutions publiques censées défendre l’intérêt général. Cela interroge : au départ, les PPP avaient été créés pour construire des prisons ; aujourd’hui, on fait des lycées en PPP, et la loi MOP n’est quasi plus appliquée.

Réinventer Paris

L’acmé de la transformation de la commande et la place prégnante du privé a trouvé pleinement à s’exprimer au travers de l’opération « Réinventer Paris », l’appel à projets urbains innovants lancé par Anne Hidalgo en 2014. Dans ce cadre, la mairie confiait à la maîtrise d’ouvrage privée et aux architectes le soin de réinventer la capitale, en l’occurrence sur des terrains compliqués. À charge des groupements de promoteurs et architectes de s’entourer de collaborateurs éventuels afin de porter l’expérimentation attendue et nécessaire. À charge également des architectes de se faire rémunérer par les promoteurs. Bien que l’opération consistait de manière subreptice à fabriquer de la charge foncière, il reste que de nombreux projets ont fait preuve de réelles innovations, notamment concernant le regroupement de compétences. Les premières réalisations ont commencé à voir le jour : Sully-Morland par David Chipperfield, récemment « prizkerisé », est un remarquable exemple de transformation du patrimoine des années 1960. En bordure du périphérique, porte de Clichy, le Stream Building par l’agence PCA-STREAM renouvelle totalement l’architecture tertiaire et l’offre hôtelière. À quelques encablures, les logements Edison Lite par Manuelle Gautrand, dans le 13e arrondissement, matérialisent brillamment le vœu pieux de la réalisation d’espaces communautaires dans un immeuble collectif. Dans le 13e arrondissement toujours, l’équipe Périphériques architectes s’était lancée dans une opération de crowdfunding. Le financement participatif du projet mixte « l’immeuble villa(ge) » se faisait sous la forme de vente d’actions : « Nous avons recyclé l’investissement pierre-papier », expliquait David Trottin, architecte de ce projet non lauréat. Il poursuivait : « Nous nous sommes présentés comme porteurs de projet, ce qui est passionnant. Avec l’évolution de notre profession, on peut être porteur de projet, nous sommes de plus en plus dans le rôle de la start-up. »

Réhabilitation d’une halle industrielle en tiers-lieu, Colombelles, 2019 par Encore Heureux architectes
© Cyrus Cornut

Réinventer la commande

Face à la mainmise de la commande privée ou au refus de se plier à cette dernière, face aux difficultés des jeunes architectes à accéder aux commandes d’une manière élargie – d’autant plus que la classe d’âge de 1968, anciens pourfendeurs du mandarinat, laisse peu pénétrer la jeune garde –, l’adaptation s’avère une posture dont s’emparent les jeunes architectes . Pour eux, il s’agit de créer la commande et de réinventer la pratique. De jeunes professionnels se sont constitués en association d’architectes, de paysagistes, d’urbanistes et de designers, et ils intègrent les usagers d’un projet à sa conception et à sa construction . Aussi, l’appellation « Collectif d’architectes » renvoie tant à la forme de ces groupes qu’à leur philosophie d’action. Militante et en quête de liberté, cette nouvelle génération est constituée d’architectes professionnels, tous diplômés et titulaires de la HMONP (habilitation à exercer la maîtrise d’œuvre en son nom propre). Ils ne sont pas forcément inscrits à l’ordre, œuvrant ainsi à différentes échelles – celle du bâti ou de la micro-intervention –, toutefois ils partagent le choix de s’aventurer ailleurs. Bellastock, Yes we kamp, Etc, EXYZT… il y en a pour tous les goûts. Regroupés sous le qualificatif de « humanwashing », car œuvrant davantage du côté social que du côté de l’architecture, ils n’hésitent pas à mettre la main à la pâte pour organiser des manifestations publiques, des repas de quartier.

Collectif vs libéral

Nicola Delon du collectif Encore Heureux, œuvrant aujourd’hui à l’échelle d’importants projets, développe une analyse éclairante concernant leur pratique transversale : « Il n’y a jamais eu autant besoin d’architectes. J’émets des nuances par rapport à la question de la crise de la profession : il faut regarder d’autres champs d’activités, car on continue à construire et à habiter, nos compétences sont importantes. Il est certain que des architectes rencontrent des difficultés, mais ce sont aussi celles des professions artistiques, indépendantes et libérales que la société cherche à affaiblir. Nous sommes aussi responsables en partie de la fragilité de la profession en acceptant, par exemple, des honoraires induits sur le montant des travaux, ou en remplissant des cahiers des charges absurdes. En ce qui concerne les discours sur les collectifs, il faut être vigilant car cette question peut-être instrumentalisée. Lors de la création de l’agence Encore Heureux, nous n’avions pas envie d’intégrer de grosses structures représentant la starisation. Beaucoup se regroupent en associations, mais elles ne permettent pas de construire. Concernant notre propre parcours, nous avons démarré comme artistes indépendants, puis nous avons fondé une SARL pour nous confronter à l’acte de construire. Notre stratégie est d’élargir notre champ de compétences à chaque projet, de chercher des gens assez éloignés de l’architecture ; ce qui nous intéresse, ce sont les conditions du projet. » Une posture qui permet de conclure avec une dose d’optimisme quant au devenir de l’architecture.

Texte : Sophie Trelcat
Visuel à la une : Espace intérieur de la réhabilitation d’une halle industrielle en tiers-lieu, Colombelles, 2019 par Encore Heureux architectes © Cyrus Cornut

— retrouvez le dossier sociétal sur Architecte : un métier à réinventer dans Archistorm 120 daté mai – juin 2023 !