Bientôt cinquantenaire, le Centre Pompidou bénéficie depuis 2016 du label ACR (architecture contemporaine remarquable). C’est bien peu pour un bâtiment qui a si profondément marqué l’histoire de l’architecture contemporaine comme le visage de Paris. Un classement au titre des monuments historiques serait on ne peut plus légitime ; en attendant, le Centre Pompidou a engagé, comme le fait le Louvre depuis 1793, un très utile travail d’ego-histoire.

Dans la lignée de la tour Eiffel et des pavillons Baltard aux Halles, dont il constitue en quelque sorte le rachat – le jury délibère moins d’un mois avant leur démolition –, le Centre Pompidou agit à la fois comme le révélateur d’une société en mutation et comme le catalyseur d’une rénovation longtemps reportée au cœur de Paris. Projet personnel du président Georges Pompidou, mais préparé par une solide équipe de conseillers et de personnalités qualifiées, la réalisation sur le plateau de Beaubourg, sans affectation depuis la destruction de l’îlot insalubre n° 1 en 1930, d’un centre culturel réunissant notamment une bibliothèque de lecture publique, un musée d’art moderne, un centre de création industrielle et un centre de recherche acoustique, est décidée le 11 décembre 1969. Elle donne lieu un an plus tard à un concours international exemplaire dans sa conception et son organisation, qui aura suscité pas moins de 682 propositions. Le 15 juillet 1971, le jury présidé par Jean Prouvé – dont la préférence va d’abord au projet de l’Allemand Manfred Schiedhelm – désigne lauréat, par huit voix sur neuf, le projet de Renzo Piano et Richard Rogers, associés à Gianfranco Franchini et au bureau d’études Ove Arup & Partners. Selon ces derniers, le futur bâtiment doit être avant tout un lieu de rencontre : « Ce centre d’informations constamment renouvelées est un compromis entre le Times Square automatisé et orienté vers l’information et le British Museum », explique la note de présentation rendue pour le concours. Inspiré par la culture pop britannique, il s’apparente au Fun Palace de Cedric Price à Londres (1961-1974), projet théorique pour un centre de loisirs implanté sur une immense structure que le public aménage lui-même à partir d’éléments préfabriqués. Piano et Rogers mettent en avant deux principes simples et déterminants : le bâtiment n’occupe qu’une partie du plateau, laissant une grande surface libre aménagée en parvis (la « piazza »), encaissé jusqu’à 3,20 m en dessous du niveau de la rue Saint-Martin, coupée à la circulation ; il est totalement flexible, puisque la structure verticale, les zones de service et les circulations sont toutes placées à l’extérieur.
Le projet évoluera peu dans son programme – seules les mezzanines et les informations en façade sont abandonnées –, mais sa mise au point occasionnera de fortes tensions : leur goût pour l’artisanat et l’ingénierie, qui ne s’est pas démenti depuis, a en effet poussé Piano et Rogers à vouloir maîtriser le processus de conception dans sa totalité, une pratique inconnue en France, où l’architecte délègue alors l’essentiel des décisions techniques à l’ingénieur et aux entrepreneurs. La superstructure, qui fait l’objet d’importantes recherches, est composée d’éléments préfabriqués en usine, puis acheminés par camions et montés la nuit, le tout en neuf mois : fixées aux 28 poteaux formant l’ossature verticale, des « gerberettes » – du nom d’un ingénieur allemand duu XIXe siècle, Heinrich Gerber – soutiennent les poutres maîtresses de 50 m de portée et, pour certaines, assurent à leur extrémité, appelée « spoutnik », la fixation des pièces de contreventement. Des structures secondaires reposent sur cet ensemble. Baptisé en juin 1975 Centre national d’art et de culture Georges-Pompidou, le bâtiment fait songer à une immense usine, ou encore à une raffinerie entièrement vitrée dont l’émergence dans le paysage parisien est contemporaine des chocs pétroliers… La façade sur la rue du Renard accueille toutes les gaines, chaque composant étant identifié par une couleur : bleu pour la climatisation, rouge pour la circulation, vert pour l’eau, jaune pour l’électricité. La façade ouest, elle, est rythmée par les volumes saillants des escaliers mécaniques, assimilés à une rue.

Projet de concours de Piano, Rogers, Franchini et Ove Arup & Partners, la piazza en contrebas du sol de la ville. Fondation Renzo Piano

À l’instar de l’Oméga d’Henry Bernard à la Maison de la radio, les escalators de Piano et Rogers s’imposeront immédiatement comme une figure parisienne familière, dont le graphiste Jean Widmer fera le logotype du Centre Pompidou, inauguré le 31 janvier 1977. Le projet se fonde cependant sur le refus de toute forme symbolique ; les architectes conçoivent au contraire une « machine » destinée à l’information. Préférant les métaphores aux symboles, ils produisent un type de monument inédit qui, en complète rupture avec l’architecture du quartier, impose par sa force d’expression et sa hauteur (40 m) un nouvel ordre esthétique et urbain. Le Centre Pompidou surgit des rues étroites du Marais, émerge brusquement du ciel parisien et donne à voir le paysage de la capitale. « Beaubourg est un coup de force, un viol, un King-Kong architectural, un aérolithe déposé au cœur du vieux Paris », écrit dans Le Monde le critique d’art André Fermigier, qui, avec emphase mais aussi une grande justesse, qualifie encore Beaubourg de « beau et grand comme une énigme ».

Dans l’ouvrage récemment paru et tiré d’une thèse de doctorat soutenue en 2021, Boris Hamzeian relate dans le détail la genèse du Centre Pompidou, c’est-à-dire les trois années qui précèdent l’annonce du projet lauréat. En explorant plusieurs fonds d’archives et en croisant ces données avec de nombreux entretiens, il établit ainsi une chronique particulièrement précise des différents moments qui ponctuent ces trois années décisives. Contexte politique et social, jeux d’acteurs, recherches structurelles et fonctionnelles sont intimement mêlés et conduisent, tout sauf irrémédiablement – parmi les obstacles à la victoire du projet Piano+Rogers Architects, le premier fut celui de l’envoi des documents par la Poste, à la dernière minute –, mais plutôt pas à pas, vers une issue qui, elle, constitue un véritable événement historique. Le récit prend la forme de courtes séquences, parisiennes ou londoniennes, l’auteur sondant régulièrement un contexte international qui, en l’occurrence, est peut-être le fait majeur de ce concours. Entre la constitution du jury, auquel Jørn Utzon renonce à participer au profit d’Oscar Niemeyer, et le nombre des projets, issus de 46 pays différents – avec en première ligne, outre les 191 Français, pas moins de 138 candidats nord-américains –, le Centre Pompidou permet une internationalisation de l’architecture française qui lui sera très bénéfique. L’analyse des projets, en revanche, ne pouvait qu’être succincte, ce qui montre que l’histoire n’est pas terminée ; le nombre des esquisses du seul projet de Michel Andrault et Pierre Parat – intégralement disponibles en ligne à travers les expositions virtuelles de la Cité de l’architecture et du patrimoine – témoignent de la densité et de la richesse graphique du sujet. Boris Hamzeian promet toutefois de dévoiler d’autres épisodes
de la saga Beaubourg.

 

À lire : Boris Hamzeian, Live Centre of Information. De Pompidou à Beaubourg (1968-1971), Paris, Centre Pompidou/Barcelone, Actar, 2022, 336 p., 40 €.

 

Texte: Simon Texier
Visuel à la une : Photo © Simon Texier

— retrouvez l’article Patrimoine Le Centre Pompidou, monument historique ? dans Archistorm 120 daté mai – juin 2023 !