En matière de lutte contre le réchauffement climatique et l’épuisement des ressources, la position occupée par l’architecture est équivoque : représentant à la fois une cause et une solution, le secteur du bâtiment génère 43 % des consommations énergétiques annuelles françaises et produit 23 % des émissions de gaz à effet de serre. Répondre aux défis de la décarbonation et du réchauffement planétaire ne pourra advenir qu’à condition de renouveler l’ensemble des processus de construction. Dans ce cadre, la question du réemploi de matériaux est en première ligne et s’avère un bouleversement bénéfique au sein de la discipline.

 

Pour faire face à l’urgence écologique, les initiatives se multiplient et les protagonistes de la construction sont de plus en plus nombreux à s’inscrire dans une démarche de réemploi des matériaux. Celle-ci nécessite de réexaminer toute la chaîne de fabrication de l’architecture. Les entreprises de matériaux ; les agences d’architectes spécialisés ; les plateformes de mise en réseau, tournées vers le réemploi, se sont particulièrement développées ces dernières années : à l’œuvre depuis 2005, les Belges du collectif Rotor sont désormais clairement identifiés ; l’architecte danois Anders Lendager, à la tête du groupe qui porte son nom, renouvelle la production de logements collectifs de manière inédite ; et encore, le collectif Superuse Studios possède aujourd’hui à son actif quatre agences géographiquement réparties entre Amsterdam, Rotterdam, Pékin et Washington. Sous nos propres latitudes, en matière de réemploi, la société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) Bellastock, regroupant une vingtaine de personnes aux profils variés, est également une référence[1]. Chez Bellastock, l’idée de réemployer les matériaux repose sur un constat limpide tel que le développe Julie Benoit, architecte et ancien membre du collectif : « Les deux tiers des déchets produits en France, soit 221 millions de tonnes (chiffre Ademe 2010), sont issus du BTP – dont 37 millions de tonnes de déchets inertes et non dangereux pour le bâtiment. Voici le gisement potentiel de départ de nombreuses filières de réemploi à créer, où un matériau peut rester produit de construction. » Valoriser cette filière nécessite un champ de compétences élargi. Hugo Topalov, architecte chez Bellastock, explique : « Bellastock endosse différentes “casquettes” : nous apportons du conseil aux maîtres d’ouvrage et aux architectes en tant que bureau d’études. Dans ce cadre, nous avons un rôle de guide, depuis la récupération des matériaux issus de chantiers de déconstruction jusqu’à la recherche et l’intégration de matériaux dans des nouveaux projets. Nous œuvrons également en tant qu’architectes pour concevoir des projets, le rôle de prescripteur offrant des leviers supplémentaires pour développer le réemploi. A l’inverse de Rotor, nous ne sommes pas revendeur de matériaux et nous n’avons pas d’entrepôt de stockage. Par contre, nous avons documenté avec eux un site en ligne, Opalis, qui est gratuit et en open source et pour lequel nous sommes allés visiter et documenter plus de 250 revendeurs de matériaux de réemploi en France. Cet outil permet de trouver rapidement et localement des matériaux. Nous sommes également constructeurs à la petite échelle, ce qui nous a permis de nous familiariser avec les savoir-faire liés au réemploi. Enfin, nous menons également des activités de recherche, de formation et de sensibilisation, avec par exemple le Festival Bellastock, afin de transmettre les connaissances acquises aux étudiants et aux professionnels. »

Pour Bellastock, le réemploi de matériaux est sous-tendu par l’idée d’être un vecteur social et solidaire, notamment en faisant appel à des entreprises de réinsertion. L’idée d’expérimentation architecturale sous-tend également l’ensemble de leurs actions. Nul doute que l’équipe à l’expertise solide saura garder le cap vis-à-vis de ces valeurs fondamentales et alors que pointe le risque de n’envisager la problématique qu’à travers la seule question économique. Celle-ci ne peut faire sens que lorsqu’elle est envisagée sur le temps très long de l’architecture et ne trouve aucune pertinence dès lors qu’elle est comparée à la construction neuve.

Base-vie, bâtiment prototype sur l’Ile-Saint-Denis par la coopérative Bellastock, destinée à des événements publics et à des réunions de chantier © Clément Guillaume

La probité de la mise en pratique

Nous l’aurons donc compris, les pratiques architecturales connaissent une révision drastique lorsqu’il s’agit d’œuvrer avec des matériaux issus du réemploi. Ces derniers ouvrent un champ de possibilités architecturales d’une très grande richesse et dont la discipline est en grand manque. Alors que le tout bois – matériau brandi comme un étendard écologique malgré une filière obscure, peu organisée et consommatrice de matière – montre ses limites, notamment du point de vue de la forme architecturale, le réemploi renouvelle les méthodes et les dispositifs architecturaux : reconnu comme une rupture de paradigme au sein de l’architecture danoise, le projet de 30 maisons de ville en bande, dans le quartier de Ørestad à Copenhague, est l’exemple probant d’une recherche innovante sur les matériaux de réemploi, laquelle n’a en rien entamé l’expérimentation typologique. Dessinée par Anders Lendager – dont l’agence axée sur la question de la transition énergétique dispense également du conseil en matière d’économie circulaire –, l’opération est construite avec des éléments de béton préfabriqués qui avaient été refusés pour la construction du métro de Copenhague. Ses larges ouvertures sont protégées par deux épaisseurs de châssis vitrés provenant d’un ensemble de logements sociaux qui apportent une belle singularité à la façade ; les éléments de bois, sols et façades sont les rebuts d’une fabrique de parquets. Le plan s’organise selon des orientations diagonales et des imbrications spatiales sophistiquées qui permettent des usages multiples au sein de la maison : celle-ci peut accueillir des espaces de bureaux ou d’habitat. Certaines pièces peuvent éventuellement constituer une partie locative. Intarissable d’idées, le groupe Lendager avait été nominé au prix Mies van der Rohe 2022 pour « Resources Rows », un ensemble de logements dont les façades forment un patchwork de briques. Ces dernières proviennent du démantèlement des anciennes brasseries Carlsberg. Les mortiers très puissants rendaient la déconstruction des briques impossible. Les architectes ont alors eu l’idée de les récupérer sous forme de plaques, par la suite assemblées en façade.

Livré la même année, en plein cœur de la capitale belge, le duplex de l’architecte Guillaume Sokal réutilisait de son côté d’anciennes plaques de marbre pour en habiller les façades. Avec sa structure légère en bois, la construction répond en parallèle aux problématiques contemporaines de densité en venant se poser sur les hauteurs d’un ancien immeuble bruxellois.

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Texte : Sophie Trelcat
Visuel à la une : La double hauteur, réalisée avec des fenêtres issues d’un ancien immeuble social, dans les maisons de ville en bande à Copenhague par Anders Lendager architecte. © Rasmus Hjortshøj


[1] La création de Bellastock a été initiée en 2006 au sein de l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Paris-Belleville, par un groupe d’étudiants désireux de pallier au manque de manipulation et d’expérimentation pratique dans leur cursus. Ils lancent pour cela un projet de festival annuel de construction à l’échelle un, au cours duquel, plusieurs centaines de participants conçoivent, construisent et habitent pendant quatre jours une ville éphémère.