PATRIMOINE

ZAHA HADID,
LA MÉTAPHORE VIVE

Cinq ans après sa disparition et alors que l’agence qui porte toujours son nom réalise des projets dans le monde entier, Zaha Hadid (1950-2016) est entrée dans l’histoire tout en demeurant un sujet d’actualité. Le phénomène est assez rare pour être souligné et interroge la capacité d’une signature à se transmettre dans le temps.

Pas moins de 950 projets dans 44 pays, pilotés par 400 personnes de 55 nationalités différentes. Voilà les impressionnantes statistiques affichées par l’agence Zaha Hadid Architects, fondée en 1980 à Londres, au moment où elle perdait sa figure charismatique. Si la double question de l’héritage et de la gouvernance de l’agence se joue en justice (voir l’article dans The Guardian du 20 novembre 2020), rien ou presque ne semble avoir changé depuis 2016, et l’une des raisons à cela est relativement simple : quantité de projets conçus du vivant de l’architecte irako-britannique sont encore en cours d’étude ou en chantier. Adepte des défis, formels et constructifs, Zaha Hadid a été coutumière des projets étalés sur une décennie ou plus. Autrefois égérie d’une avant-garde européenne dont la communication passait par le dessin, l’écriture et l’enseignement, elle a fini sa vie en bâtisseuse adulée, posant sa griffe sur des bâtiments aux quatre coins du monde. En 2018, l’agence livrait même, en bordure de la High Line de Manhattan (520 West 28th Street), un immeuble dont Zaha Hadid n’était créditée que du design : non licenciée pour construire dans l’État de New York, elle devait en effet en partager la signature avec l’agence Ismael Leyva Architects.

520 West 28th, Zaha Hadid designer, Ismael Leyva Architects architecte,
New York City, États-Unis © Simon Texier

Entre direction artistique, recherche fondamentale et ingénierie de pointe, Zaha Hadid Architects assure une large palette de compétences, qui traduisent une vision holistique de la pratique architecturale, laquelle remonte aux tout débuts de sa pratique, où la scénographie a joué un grand rôle. Chargée, en 1992, de mettre en scène, dans la célèbre spirale du Solomon R. Guggenheim Museum de New York, la grande exposition The Great Utopia : The Russian and Soviet Avant-Garde, 1915-1932, Zaha Hadid avait confronté sa pratique à ses premières sources d’inspiration, tout en cherchant à les extraire d’un cadre muséal qu’elle jugeait trop académique et froid. Longtemps fascinée par les notions de fragmentation, d’espace déformé et antigravitationnel développées par l’avant-garde russe, elle s’y est même directement confrontée, à l’occasion d’une exposition tenue à la galerie Gmurzynska à Zurich (Zaha Hadid and Suprematism, 2012). Accédant tardivement à la commande, en 1993, avec la caserne de pompiers du site Vitra (Weil am Rhein), encore largement inspirée par la dynamique suprématiste et constructiviste, Hadid y voyait de fait un espace d’expérimentation totale et, déjà, un possible lieu d’exposition.

Allemande elle aussi, sa première grande réalisation, le centre des sciences Phaeno à Wolfsburg (2000-2005), poursuivait avec brio une déconstruction de plus en plus organique. Face aux usines Volkswagen, le bâtiment triangulaire de 150 m de long, en béton brut, repose sur 10 « cônes » inclinés de tailles différentes, qui traversent le plateau d’exposition pour porter la charpente métallique du toit. Unifiant forme, fonction et structure, évoquant cratère, canyon ou talus, Zaha Hadid ouvrait progressivement le cycle d’une architecture inspirée par le vivant. Elle expérimentait aussi une hybridation constructive qui, dans d’autres projets, sera davantage une concession aux réalités techniques que l’expression d’une poétique de la mixité. Le pont Sheikh-Zayed d’Abu Dhabi (1997-2010), conçu « comme une série de dunes ou de vagues », doit la longueur de sa mise en œuvre à une impossibilité de réaliser la totalité de l’ouvrage en béton armé.

« Pendant des années, j’ai détesté la nature », déclarait Zaha Hadid en 2010. En effet, ses recherches d’abord centrées sur la géométrie se sont orientées vers la géologie, la morphologie organique, la biologie cellulaire et l’histologie. La « fascinante interaction entre architecture et nature » est ainsi de plus en plus présente dans les projets de l’agence, qui, depuis 2011, mène une recherche spécifique sur la « proto-tour paramétrique », concept inspiré du « petit nombre des plans fondamentaux d’organismes qui sous-tendent la variété infinie des formes biologiques ». Les avancées technologiques dans les logiciels graphiques facilitent cette éclosion d’une architecture de la fluidité, loin de « l’ordre répétitif de l’architecture sérielle du XXe siècle, dominée par son aspect industriel[1] ».

Devant la posture radicale affirmée par l’agence et le succès qu’elle a rencontré en accédant aux plus grandes commandes (musées, opéras, universités, ponts, aéroports), on est tenté d’avancer l’hypothèse suivante : Zaha Hadid a hissé l’avant-garde et l’architecture de recherche au rang d’un magistral académisme, laissant pour ce faire la théorie à son associé Patrik Schumacher, qui publiait en 2012 une somme de près de 800 pages (The Autopoiesis of Architecture, vol. II : A New Agenda for Architecture), plaidoyer pour une architecture paramétrique dans laquelle la notion de champ (field) remplacerait celle d’espace. Cependant, en balayant l’héritage moderniste au profit d’une nouvelle hégémonie, l’associé et aujourd’hui leader controversé de l’agence produisait des thèses « dont la visée d’universalité a des accents somme toute intellectuellement totalitaires », ainsi que le pointait Jacques Lucan dans son ouvrage Précisions sur un état présent de l’architecture (2015).

Exposée, Zaha Hadid a dû faire face, notamment depuis le MAXXI de Rome (1998-2009), à une critique récurrente concernant l’usage et le coût de ses créations. Certaines n’ont d’ailleurs pas vu le jour pour des raisons financières, comme la médiathèque de Pau (2004).

Pierresvives, Montpellier, 2012 © Simon Texier

Ses deux réalisations françaises, la tour CMA CGM à Marseille (2005-2011) et le bâtiment Pierres Vives à Montpellier (2002-2011), qui regroupe bibliothèque, archives et équipement sportif, auront incontestablement contribué à renouveler des types et à marquer leur environnement. Mais par-delà les références régulières au vivant, la métaphore — en l’occurrence celle du tronc d’arbre, utilisée pour Montpellier — est un procédé rhétorique fréquemment requis dans la description des projets de l’agence ; procédé toujours périlleux, voire fallacieux, en architecture, mais très apprécié des maîtres d’ouvrage. La métaphore, expliquait Paul Ricœur dans La Métaphore vive (1975), joue sur un retrait tout autant que sur un ajout, sur une double manière d’être : ceci est (comme) un arbre ou une vague, mais ceci n’est pas un arbre ni une vague. Là encore, Zaha Hadid laisse peut-être l’un des corpus les plus parlants et les plus révélateurs dans son genre. Un corpus qui nécessitera bientôt d’autant plus d’attention qu’il témoignera d’une période déjà révolue.

Texte Simon Texier
Visuel à la une Maison du Port, Anvers, Belgique, 2016 © Claudia Lorusso

Retrouvez l’article Patrimoine : Zaha Hadid, la métaphore de vivre dans Archistorm daté novembre – décembre 2021

 


[1]. Zaha Hadid, une architecture, Paris, Hazan/Institut du monde arabe, 2011.