« Collecter, conserver, classer, communiquer, telles sont les fonctions d’un service d’archives, qui doivent trouver leur traduction architecturale dans le bâtiment qui l’abrite », lit-on dans l’avant-propos des dernières règles de base pour la construction et l’aménagement d’un bâtiment d’archives édictées en 2019 par le Service interministériel des Archives de France. Très encadré, simple et complexe à la fois, le programme des nouvelles Archives départementales de l’Isère le confirme. Il se fonde sur deux vocations antinomiques : concevoir un coffre-fort pour la conservation définitive de documents irremplaçables, souvent fragiles, dont le plus ancien date de 1011, et… l’ouvrir à tous, au coeur du lieu culturel qu’il est également, au service de la recherche et de la connaissance.

« Ériger des Archives départementales, c’est faire concrètement rempart à « l’effacement culturel », nouvelle doctrine totalitaire de ceux qui veulent déboulonner les statues, réécrire l’histoire, supprimer nos racines et notre histoire, et interdire à tous ceux qui pensent « mal », c’est-à-dire qui ont une opinion différente de la leur, de s’exprimer. »

Jean-Pierre Barbier, Président du Département de l’Isère

De croquis en esquisses, de la conception à la réalisation, CR&ON Architectes, mandataire de la maîtrise d’oeuvre, et D3 Architectes associés co-conçoivent dans un exercice stimulant avec pour constantes une paternité et une validation revendiquées paritaires : les propositions des uns fondent les convictions des autres ! Les ADI interprètent trois territoires : l’Isère, le campus universitaire de Saint-Martin-d’Hères et le territoire de la conservation-consultation. Composé de quatre monolithes, le bâtiment émerge de terre tel un roc suspendu et dialogue avec le grand paysage minéral, Chartreuse, Vercors et Belledonne.

Il joue d’un questionnement paradoxal que des oxymores architecturaux, familiers de CR&ON Architectes, résolvent : la rue intérieure publique qui sépare le campus de la ville est aussi la frontière entre les lieux de médiation et les lieux de conservation ; le joint creux suspend le lourd sur le léger, la masse des magasins sur le vide de la rue ; les poteaux en V révèlent le stratagème structurel du lourd sur le léger ; l’opacité des monolithes cerne l’atrium, cœur des Archives, illuminé d’une lumière zénithale dans un jeu d’ombre et de lumière.

Les matérialités déclinées en béton, bois, verre et pierre bleue de Savoie caractérisent les ADI : elles synthétisent les nécessités constructives et les intentions architecturales. Réponse esthétique et technique, le béton renvoie aussi au goût des architectes et à l’exposition de la relation, née au XIXe siècle, entre l’Isère et le cimentier Vicat. D’entrée, le dessin, les couleurs, les textures de l’enveloppe extérieure en béton architectonique signent l’esthétique du bâtiment et illustrent les compétences techniques des bâtisseurs.

Cette enveloppe habille le principe fonctionnel du bâtiment : une double peau façon bouteille thermos. Entre béton de parement, isolant, béton autoportant, lame d’air sous forme de galerie technique et voile de béton, elle procure la nécessaire inertie thermique et hygrométrique requise. Cette structure composite en porte-à-faux et les poteaux en V caractérisent un chantier atypique qui tangente parfois les travaux publics.

Conçues pour répondre aux perspectives des 25 prochaines années avec un objectif de 70 kml de stockage, non compris une extension de 25 kml, les ADI ajoutent à la conservation – magasins, espaces de traitement de documents, ateliers et bureaux du personnel – un volet médiation ambitieux avec une salle de conférence indépendante, une salle d’exposition, une salle de lecture et des salles pédagogiques Après cinq années de préparation – dépoussiérage, conditionnement, classement, inventaire, récolement de 7 kml de fonds en attente –, le déménagement réalisé en six mois clôt ce projet.

« La valeur d’usage a guidé la conception, et les architectes ont su par leur talent mettre en valeur et véritablement sublimer les symboliques contradictoires des missions des Archives : conserver, dans ce qui ressemble à un coffre-fort géant, le patrimoine et la mémoire commune dans les meilleures conditions, et néanmoins ouvrir leurs ressources et les partager avec un public sans cesse plus varié. »

Hélène Viallet, Directrice des Archives départementales de l’Isère

Conception ambitieuse

À l’évocation de l’insertion urbaine et paysagère des Archives dans leur territoire, entre organisation et architecture, les architectes convoquent le territoire de l’Isère, le territoire du campus universitaire, le territoire des Archives. Le premier offre au regard ses particularités écologiques spécifiques à la plastique composée de volumes imposants texturés de strates ; le deuxième – entre paysage végétal et matière minérale –, centré sur un urbanisme et une architecture cinquantenaires, joue avec la densité d’un bâti transparent au niveau du sol, car porté par des pilotis ; le troisième évoque le process, la conservation et la consultation, les mouvements et les frontières.

Parce qu’il s’agit d’un bâtiment monolithique, fonction oblige, son inscription sur le tènement à l’articulation de deux secteurs urbains en mutation et dans le paysage ne doit rien au hasard. Le dialogue organisé avec le grand paysage – les très présents Chartreuse, Vercors et Belledonne – tempère la masse bâtie, façon roc. Le dessin, les couleurs et les textures de l’enveloppe en béton architectonique, parure à nulle autre pareille, signent le bâtiment dont on comprend immédiatement qu’il n’est ni tertiaire ni résidentiel, mais qu’il accueille une fonction d’importance.

L’interrogation la plus paradoxale, assurément la plus prégnante entre deux missions – conservation et médiation –, réside dans la conception de cette relation a priori contradictoire entre un bâtiment à la vocation de blockhaus et un établissement recevant du public. À la juxtaposition habituellement retenue d’un espace de stockage et d’un espace public, l’équipe d’architectes privilégie la mise en relation de ces deux entités, avec la multiplication des paradoxes que cette conception suscite : l’exercice n’en est que plus stimulant ! La réponse tient en quatre blocs compacts de cinq niveaux de magasins de stockage réunis par des césures vitrées verticales ; ces blocs reposent sur un plateau formé d’une casquette ; elle surplombe un rez-de-chaussée partagé en deux zones par une rue intérieure ; orientée nord-sud, elle traverse le bâtiment et garantit un double accès pour agrafer le domaine universitaire et la commune de Saint-Martin-d’Hères, dans l’ignorance l’un de l’autre depuis des décennies.

Entretien avec André Gillet, Ancien vice-président du Conseil départemental de l’Isère en charge des bâtiments départementaux

Quelles sont les raisons qui vous ont poussés à arrêter le projet d’une extension du bâtiment des Archives sur le site d’origine au bénéfice d’un nouveau bâtiment sur un nouveau tènement ?

Quand nous sommes arrivés au Conseil départemental de l’Isère, nous avons tout d’abord examiné tous les programmes à réaliser qui avaient été vus par l’ancienne majorité sans que celle-ci y donne de réponse. Après plusieurs réunions avec les services et le président, Jean-Pierre Barbier, nous avons constaté qu’il y avait urgence à répondre aux problèmes posés par les Archives. Jean-Pierre Barbier a très vite tranché et décidé de lancer l’opération.

Le bâtiment des Archives du département de l’Isère fut construit en 1958, sur un terrain appartenant au Conseil général, pour stocker l’ensemble des archives départementales. Très vite, il s’est avéré que ce bâtiment était trop petit. En 1988, un nouveau local se révélait nécessaire. Le problème à cette époque était que la construction avait été réalisée sur un terrain de la Ville de Grenoble, donc sur terrain d’autrui. De plus, il fallait stocker les archives de tous les notaires de l’Isère, qui, à cette époque-là, étaient effectuées par les intéressés alors que c’est du ressort du Département. Tout cela nous a amenés à prévoir un bâtiment avec plusieurs dizaines de kilomètres de dossiers pouvant être entreposés.

 

Entretien avec Jean-Philippe Charon et Thierry Rampillon, Architectes associés, CR&ON Architectes

Vous usez de conceptions paradoxales pour définir les Archives…

J.-P. C. et T.R. Les Archives jouent de paradoxes et proposent les oxymores architecturaux qui les résolvent. La rue publique intérieure – elle unit le campus universitaire, au nord, à la ville de Saint-Martin-d’Hères au sud – est aussi la frontière qui distingue les lieux ouverts de la médiation des ateliers réservés à la conservation. Dans ce lieu se côtoient les fonctions et les signes inversés des missions des Archives que l’architecture rend compatibles.

Le joint creux de l’étage des archivistes suspend le lourd sur le léger, la masse des magasins sur le vide de la rue. Les poteaux en V qui ponctuent sa longueur révèlent le stratagème structurel du lourd-léger, à son tour mis en doute par la sensualité des courbes de béton lasuré.

Ombre et lumière, l’opacité des quatre monolithes de béton teinté, stratifié, matricé puis sablé, cerne l’atrium central qui éclaire le coeur des Archives d’une lumière naturelle zénithale inattendue. Les failles vitrées qui assemblent ces volumes massifs créent la surprise de la clarté du jour et des paysages naturels du cirque montagneux. L’effet de ces paradoxes, conçus promptement lors du concours, s’est affirmé au rythme lent du travail des Compagnons du chantier, révélant chaque jour la force de leur mise en scène.

Au cours des deux années de chantier, la patience nécessaire à l’architecture, indissociable de la mémoire en construction, a créé l’émotion instantanée, soutenue et renouvelée qu’elle provoque à chaque réunion de chantier.

 

Entretien avec Jacques Gelez et Olivier Charles Architectes associés, D3 architectes

L’enveloppe de béton très travaillée signe le bâtiment.

J.G. En Isère, quatre grands monolithes de béton contiennent les archives. La nature de leur composition est un des éléments clés du projet pour évoquer la puissance minérale des montagnes alentour. La mise en scène de ces grands blocs sur un joint creux se joue de la pesanteur. Tout l’enjeu consistait donc à pouvoir retranscrire les caractéristiques monolithiques : unitaire, abstrait et homogène. Que les magasins d’archives soient des locaux aveugles est une chance : nous avons pu créer un seul volume de constructions sans laisser apparaître la notion d’étage.

Nous sommes face à un mur de pleine hauteur, continu et régulier, avec la mise en œuvre d’une matérialité sans interruption et sans modénature. Pour parvenir à ce résultat, nous avons imposé dans les marchés de travaux de couler les strates de béton coloré de manière continue sur chaque monolithe. Le plus grand d’entre eux mesure 85 ml ; prévoir un linéaire de banches continu de 85 m n’est pas anodin pour une entreprise. Afin d’obtenir notre objectif unitaire et monolithique, nous ne pouvions envisager de lire une reprise de coulage avec une rupture des lits de coulage en teinte et en hauteur. Bravo aux équipes de coffreurs pour leur ténacité et leur longue journée de coulage !

En fond de coffrage était disposée une matrice – elle aussi continue – composée de planchettes de bois aléatoirement posées. Sur une base fixe de profil de matrice, une équipe spécifique de boiseurs ajoutait des planchettes complémentaires, harmonieusement réparties. Une fois de plus, la patience et la collaboration avec la maîtrise d’oeuvre ont permis de combiner impératifs opérationnels et résultat visuel.

Fiche Technique :

Maître d’Ouvrage : Département de l’Isère
Utilisateur : Archives Départementales
Architectes : CR&ON Architectes (mandataire), D3 Architectes
BET Structure, Fluides : Artelia
BET Économie : Cyprium
BET Paysagiste : Square Paysage
BET Acoustique : Alti
BET Géotechnicien : Fondasol
BET BIM Manger : Cad@work
OPC : CCG
Clos couvert : Cuynat (GCC)
Surface : 15 000 m² SP
Montant des travaux : 24.5 M€ HT

Texte : Pierre Delohen
Photos : Juan Jerez

— retrouvez l’article Réalisation sur les Archives départementales de l’Isère, dans Archistorm 115 daté juillet – aout 2022