CHRONIQUE

Bertrand Lemoine 

On se réfère souvent à la période de la Renaissance pour démontrer l’ancienneté de la présence d’architectes étrangers en France. Certes plusieurs architectes italiens ont alors été invités dans notre pays pour y transposer les acquis de la Renaissance italienne. Boccador, Serlio, voire Léonard de Vinci ont construit plusieurs édifices en France et leur influence y fut décisive. Par la suite, en 1665, Le Bernin, pourtant mandaté par Louis XIV, ne réussit pas à imposer ses vues pour le Louvre et s’en retourna en Italie. La présence active d’agences étrangères n’est en réalité attestée que depuis seulement une quarantaine d’années et le phénomène s’accentue aujourd’hui, au point de poser problème tant ce phénomène commence à peser sur la production architecturale et urbaine de notre pays.

Certes la France se veut avec raison un pays ouvert aux idées et aux cultures différentes et s’enorgueillit d’attirer les talents du monde entier. Mais la présence massive d’architectes étrangers est récente et s’amplifie. Les exemples d’agences étrangères durablement implantées en France sont rarissimes pour ne pas dires inexistants avant les années 1980. Certes, au XIXe siècle Jakob Hittorff a fait toute sa carrière en France. Dans la première moitié du XXe siècle, le Suisse Le Corbusier a fait de la France sa base de travail. Niemeyer a construit le siège du parti Communiste à Paris, Aalto a construit une maison à Bazoches, Nelson un hôpital à Saint-Lô. La Cité universitaire de Paris a aussi permis à quelques architectes étrangers de s’exprimer. Le Centre Pompidou, signé conjointement par le Britannique Richard Rogers et l’Italien Renzo Piano à la suite d’un grand concours international lancé en 1971 est resté une exception. D’une manière générale, les architectes ne se sont guère exportés hors de leur pays d’origine, si ce n’est les Italiens, ou même les Français, très présent en Russie aux XVIIIe et XIXe siècles, un pays qui reste d’ailleurs assez ouvert aux architectes étrangers.

Une stratégie d’implantation sur le marché français

C’est le lancement d’une série de grands projets de prestige par François Mitterrand en tant que président de la République qui a marqué un tournant. Une architecte italienne, Gae Aulenti, a mis en scène le Musée d’Orsay, lancé par Giscard d’Estaing. Un Suisse, Bernard Tschumi, a réalisé le Parc de La Villette, un canadien, Carlos Ott, l’Opéra Bastille, un Danois, Otto von Spreckelsen, la grande arche de La Défense, un Sino-américain, Ieoh Ming Pei, la pyramide du Louvre. Il n’y a guère que la Bibliothèque nationale qui ait été réalisée par un français, Dominique Perrault, sans oublier le ministère des Finances par Paul Chemetov et Borja Huidobro ou l’Institut du monde arabe par Jean Nouvel et Architecture Studio. L’installation d’architectes étrangers en France s’amorce ainsi au début des années 1980 avec une petite centaine d’installations par an, un chiffre qui augmente notablement à partir de 2004, année de l‘ouverture de l’Union européenne aux pays de l’Est pour atteindre 150 à 200 architectes par an. On comptait quelque 2000 architectes étrangers inscrits à l’Ordre en 2009, dont les deux-tiers européens.

Pyramide du Louvre, Ieoh Ming Pei

De grosses ou moyennes agences européennes se sont par la suite progressivement organisées pour s’implanter durablement sur le marché français : l’équipe norvégienne Snøhetta, les Néerlandais OMA ou MVRDV, le Danois BIG, les Allemands Auer & Weber, les Japonais Kenzo Kuma, Shigheru Ban, Sou Fujimoto ou Sanaa, les Britanniques Rogers, Foster ou feu Zaha Hadid, les Italiens Renzo Piano, Massimiliano Fuksas, Secchi-Vigano ou Stefano Boeri, les Espagnols d’ARC, Jose-Luis Mateo, Carme Pinos, les Suisses Herzog et De Meuron, les Portugais Soto de Moura, Aires Mateus ou Carrilho da Graça, les Belges Art & Build ou 51N4E, les Finlandais ALA, les Autrichiens Coop Himmelblau, Dietmar Feichtinger, Baumschlager-Eberle (qui ont repris l’agence Hauvette) ou Dietrich Untertrifaller, et même les Américains Frank Gehry, SOM, KPF, Populous, et bien d’autres.

Le fait est qu’il n’y a guère aujourd’hui de concours publics de quelque importance sans qu’il n’y ait au moins une équipe étrangère retenue parmi les trois ou quatre équipes admises à concourir. Ainsi le concours lancé en 2012 par le Conseil général de la Dordogne pour le Centre de Montignac-Lascaux (dit Lascaux IV), projet de 50 millions d’euros, réunissait 4 agences, dont … 3 étrangères (Snøhetta, lauréat, Jose-Luis Mateo, Auer & Weber), seul Jean Nouvel ayant été jugé digne de concourir parmi les architectes français. De nombreux grands projets publics ont ainsi été conçus par des architectes étrangers. Mais les bâtiments plus modestes sont aussi investis par ces agences. Les marchés privés ne sont pas en reste. Bernard Arnault a choisi pour la Fondation Vuitton l’américain Frank Gehry, qui signe également la Fondation Luma en Arles, Pinault a quant à lui préféré un Japonais, Tadao Ando, pour montrer sa collection dans la Bourse du Commerce. Le journal Le Monde a confié la construction de son siège à Snøhetta. Concentration des moyens et stratégie offensive de marketing et de lobbying pour pénétrer le marché français sont aujourd’hui la règle. (…)

Visuel à la une : Grande Arche de la Défense, Otto Von Spreckelsen © Coldcreation

Retrouvez l’intégralité de la chronique de Bertrand Lemoine au sein du numéro 96 du magazine Archistorm, daté mai – juin 2019 !