DOSSIER SOCIÉTAL

Comment le cloud computing métamorphose-t-il l’architecture ?

 

 

En cette fin de deuxième décennie du XXIe siècle, une multitude d’écritures dessine la cartographie de l’objet architectural. Ce dernier confirme une ouverture d’infinis possibles, grâce à l’outil informatique lequel a provoqué une tornade au sein de la discipline. Dans une période de crise qu’aiguise un climat de compétition, un petit nombre de créateurs internationaux – les Starchitectes, ainsi baptisés par le grand public – sont partout encensés et fondent des écoles, malgré eux.

 

La caserne de pompiers, 1993 © Zaha Hadid

 

« Depuis la création de la cité de Weissenhof à Stuttgart en 1927, aucun autre endroit au monde n’avait davantage eu l’honneur d’accueillir des bâtiments construits par les architectes les plus talentueux de l’hémisphère occidental ». Ainsi s’exprimait l’architecte américain Philip Johnson (1906 – 2005) à propos du parc architectural que forme le campus Vitra, emblématique de la société de fabrication de mobilier éponyme.

En effet, depuis l’édification des premiers halls de production par le britannique Nicholas Grimshaw, à partir de 1981, le site a accueilli jusqu’à récemment un nombre croissant de bâtiments utilitaires, signés par le plus pur gotha architectural : Herzog et de Meuron ; Frank Gehry ; Alvaro Siza ; Tadao Ando… C’est d’ailleurs dans ce site de Weil-am-Rhein en Allemagne, que son directeur Rolf Felhbaum, un précurseur pour le moins éclairé en matière d’architecture contemporaine, avait offert l’opportunité à la grande Lady Hadid (1950 – 2016) de réifier ses théories dessinées. Clairement, le lieu – toujours en développement – marque un tournant : il y a un avant et un après Vitra.

 

Révolution architecturale

L’époque était à l’affirmation de la fin des idéologies, une fin irrévocablement authentifiée par la chute du Mur de Berlin en 1989.  Dans les agences d’architecture, le triomphe des outils informatiques accouchait de l’hybridation des formes et des concepts.  Une révolution culturelle sans précédent était en marche où les algorithmes présidaient à la conception de bâtiments. Cette démarche prônant « la technique pour la technique » et « la forme pour la forme » est restée l’apanage de quelques agences aujourd’hui isolées.

Certes, dès lors, toute figure était potentiellement traduisible en construction, à condition d’y mettre le prix et de trouver le bon client voire un mécène. Ainsi d’un Bernard Arnault ayant permis à Frank Gehry des expérimentations inégalées pour la réalisation de la Fondation d’art contemporain LVMH à Paris dont le coût reste aujourd’hui non communiqué… cependant l’architecte lui-même aime à rappeler qu’« au départ de chaque projet, il y a toujours des croquis.»

Dix années avant la livraison du mastodonte de verre et de métal, l’exposition « Architecture non standard » au Centre Pompidou présentait début 2004, une douzaine d’équipes internationales de créateurs ayant développé et appliqué des recherches sur les nouveaux outils numériques, « tant pour la conception, la production que la distribution d’éléments constructifs de l’architecture. L’événement permettait de mesurer les mutations sociales, économiques et politiques induites par une mise en oeuvre généralisée d’une production non standard de l’architecture, du design et des politiques territoriales et urbaines ». tel que l’annonçait le synopsis de l’événement.

 

Je ne suis pas un héros

Aujourd’hui, une fois assimilée la fascination pour l’outil tout-puissant, les logiciels informatiques se révèlent souverains pour découper des enveloppes de plus en plus fines à la manière de dentelles ou pour calculer des structures complexes à même de porter parois courbes, obliques et porte-à-faux impossibles tel que celui dessiné par l’agence DPA pour l’hippodrome de Longchamp (2018). Malgré ses formes strictement géométriques,  la forme de l’édifice introduit un incroyable mouvement dynamique, évoquant le déroulé d’un cheval au galop : « Les bâtiments sportifs questionnent souvent la structure » explique Dominique Perrault qui poursuit, «  il s’agit de structures complexes car nécessitant de grands porte-à-faux, toutefois il n’y a ici aucune prouesse, aucun héroïsme mais il y a un grand soin dans les côtés techniques. Un architecte est quand même capable de dessiner un porte-à-faux » ajoutait-il avec humour à l’occasion de l’inauguration du site.

 

Odyssée de l’espace

Au delà des possibilités de fabrication qu’il a ouvertes, le numérique a bouleversé la discipline avec les réseaux Internet noyant l’individu sous un flot d’images,  d’informations et d’espaces virtuels. La Japonaise Kazuo Sejima, célèbre pour son travail sur l’immatérialité, souligne l’importance de la « réalité » de l’architecture : « A une époque où les gens communiquent à travers différents médias dans des espaces non physiques, il est de la responsabilité des architectes de créer des espaces réels pour la communication physique et directe entre les gens » explique t-elle. Elle a livré avec son associé Riyue Nishizawa en 2004 un bâtiment pour l’école polytechnique de Lausanne fait d’une nappe ondulante d’une légèreté déconcertante et qui traduit à merveille cette idée de communication entre les êtres.

The Cloud, Pavillon de la Serpentine Gallery à Londres par Sou Fujimoto architecte © Iwan Baan, 2013

 

Représenter le Cloud Computing

La question éternelle posée aux architectes : traduire concrètement l’image de l’époque dans laquelle nous vivons, leur demande désormais, à l’ère du Cloud Computing, de représenter la virtualité, les mouvements et les flux.  Dans le cadre de « Expo. 02 » à Yverdon en Suisse, le pavillon des New-Yorkais Diller et Scofidio, constitué d’un nuage de vapeur d’eau occupe toujours les esprits. L’opus 2013 du pavillon de la Serpentine à Londres par Sou Fujimoto, était lui aussi vaporeux, une vapeur constituée très matériellement d’un enchevêtrement rectiligne de fins bâtons immaculés.

Quant au jeune architecte japonais Junya Ishigami, formé chez Sanaa, il présentait dans le cadre de la première exposition monographique en France qui lui était consacrée au centre arc en rêve de Bordeaux dès 2014, puis à la Fondation Cartier en 2018, le projet House of Peace pour la ville de Copenhague, un immense bâtiment cette fois littéralement en forme de nuage reposant sur l’eau, conçu comme un symbole de paix. « J’aime penser librement, avoir une vision la plus souple, la plus ouverte, la plus subtile possible, pour dépasser les idées reçues sur l’architecture. » revendique Ishigami pour lequel l’architecture n’est pas qu’une question de bâti, elle devient mouvement, et transforme la matière en une substance évanescente et fluide.

 

 

La quête du graal

Si la recherche d’une dynamique des formes à l’aide de courbes et d’obliques s’avère lors du passage à l’acte souvent figée par la matière, la bibliothèque de Seattle par Rem Koolhaas (2004), les logements et parkings de l’opération the Mountain (2008) à Copenhague par l’agence PLOT ( Bjarke Ingels et Julien de Smedt)

ou le showroom Vitra par Herzog & de Meuron  (2010), sont des exemples de bâtiments dans lesquels importent principalement un parcours continu et fluide.

Ce dernier édifice, pièce phare au sein du campus de Weil-am-Rhein, illustre à merveille combien marketing, architecture et branding n’ont jamais fait aussi bon ménage : les grandes marques telles que Prada – dont quasi tous les éléments bâtis (boutiques, Fondation, décors de défilé) sont confiés à l’agence OMA – Hermès, LVMH ou encore Dior investissent dans des réalisations exceptionnellement innovantes, dessinées par les plus grands noms du milieu et définissant avec force leur image de marque.

 

Texte :Sophie Trelcat
Visuel à la une : VitraHaus par Herzog & de Meuron, 2010 © Vitra

 

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