DÉCRYPTAGE

PATRIMOINE

 

Les récentes restaurations d’œuvres majeures de Le Corbusier et Pierre Jeanneret comme des frères Perret modifient sensiblement notre appréciation de leur architecture. Les grands mythes forgés par l’historiographie moderniste nous avaient en effet habitués à parler des façades immaculées des premiers et du culte du béton brut entretenu par les seconds. L’archéologie du bâti, ainsi que certains documents d’archive, témoignent d’une réalité différente.

  Villa La Roche Jeanneret © Roxane Tribut

Ironie de l’histoire, c’est en devenant Monuments historiques que les pièces maîtresses de l’architecture moderne ont retrouvé leur complexité et leur authenticité. On comprend alors que ces édifices, vieux de moins de cent ans, sont déjà les résultats de plusieurs strates, de plusieurs états dont il faut désormais tenir compte et considérer comme autant de regards sur l’architecture moderne. La restauration, en 2015, des façades « ton pierre » (dixit Le Corbusier) des maisons La Roche et Jeanneret, square du Docteur-Blanche à Paris (1923-1925), est en soi un petit événement, que l’ancien directeur de la Fondation Le Corbusier, Michel Richard, mesurait à sa juste valeur : « Le rôle de la Fondation et des experts dont elle s’entoure peut l’amener à bousculer, si nécessaire, le regard sur l’œuvre et à contribuer ainsi à sa réinvention[1]. » L’architecte en chef des Monument historiques Pierre-Antoine Gatier, spécialisé dans la restauration du patrimoine moderniste, révélait pour sa part les états successifs des façades extérieures : différence de traitement entre façades principales et secondaire en 1925, puis différence de traitement entre les deux maisons lors d’une première restauration (1928-1936), avant une unifications au moyen d’une peinture blanche en 1970, à l’occasion de l’installation dans les lieux de la Fondation Le Corbusier. La couleur des façades principales en 1925 était en l’occurrence un ocre chaud, dont l’architecte avait lui-même justifié l’emploi en écrivant dans son Almanach d’architecture moderne : « Entièrement blanche, la maison serait un pot à crème ».

L’hôtel Latitude 43 à Saint-Tropez (Georges-Henri Pingusson, 1932) n’était pas blanc lui non plus, mais jaune brun – giallo bruno, indiquait en 1937 la revue italienne Edilizia moderna –, la photographie en noir et blanc ayant longtemps servi la cause du Style international. Reviendra-t-on un jour à l’état de 1932 ? Le Corbusier jouit, il est vrai, d’un statut d’exception et on connaît par ailleurs son rapport complexe à la couleur, qui a donné lieu à de nombreuses recherches ces derniers temps[2] : la polychromie intérieure de la villa La Roche n’est par exemple pas indifférente à la visite de l’exposition De Stijl à la Galerie L’Effort moderne, en novembre 1923 ; les couleurs des maisons de la cité Frugès à Pessac marquent quant à elles un revirement par rapport au jugement sévère porté par le Corbusier sur les polychromies extérieures pratiquées aux Pays-Bas. Mais avec le « ton pierre » retrouvé du square du Docteur-Blanche, c’est la question toujours épineuse de l’authenticité qui est posée ; authenticité que les architectes du patrimoine avaient eu l’occasion d’éprouver dès les années 1990, sur des modes différents, avec la restitution des coulures de béton du couvent de La Tourette, ou bien encore en 2006 en achevant l’église de Firminy.

Villa La Roche Jeanneret © Roxane Tribut

 

C’est également de béton et de son authenticité qu’il est question avec les deux œuvres majeures des frères Perret que sont le Palais d’Iéna (ex Musée des travaux publics) et le Mobilier national. Depuis la fin des années 1920, Perret revendiquait une certaine neutralité chromatique de la construction. S’il ne s’est jamais exprimé par écrit sur la couleur, il aurait cependant confié à son confrère Berthold Lubetkin, en 1933 : « L’architecture c’est blanc ». Une manière de dire, on l’imagine, que le béton, gris, ocre ou rosé comme il le sera dans les œuvres de la maturité de l’agence, ce béton ne saurait avoir d’autre couleur que de façon immanente : pas de peinture, seulement des matériaux. Mais quelle est la couleur du béton brut, ce matériau composite qui, en théorie, permet toutes les formes et toutes les teintes ? À propos du Plais d’Iéna, il était précisé que « tout est en béton, mais les panneaux sont gris ou verts. D’autres sont jaunes ou roses » ; « le remplissage est rose, mais de roses différents qui se mêlent entre eux comme fleurs dans un bouquet[3] ». Perret pousse ici très loin la recherche chromatique pour, paradoxalement, produire une architecture apparemment neutre, comme le serait la colonnade de Perrault au Louvre. Car le classicisme est en premier lieu affaire d’ombres et de lumières ; aussi, au « jeu savant, correct et magnifique des volumes assemblés sous la lumière » de Le Corbusier, Perret continue-t-il d’opposer l’épaisseur d’une corniche, le léger dégagement d’une colonne et la variété de leurs ombres portées. Et aux parois uniformes du purisme, il oppose une variété de tons entièrement issue des agrégats et des différents traitements subis par le béton : gravillons de Seine pour l’ossature portante, silex bouchardés pour les colonnes aux arêtes polies à la brique de carborundum ; porphyre vert, marbre rose, grès des Vosges, pierre de Bourgogne pour les parpaings de remplissages (comme au Mobilier national) créent un dégradé de couleurs qui, imperceptible de loin, se révèle à différentes échelles.

Le palais d’Iéna a fait l’objet d’une campagne de rénovation extérieure achevée à l’été 2016, une occasion de renouer avec les subtils accords chromatiques des bétons Perret. La restauration du Mobilier national, elle, est en cours, et révèle une surprise aussi importante que celle de la villa La Roche : le béton était peint. Jacques Moulin écrit à ce propos : « Les façades présentaient jusqu’à présent des extérieurs vétustes et ternes, très éloignés du projet d’Auguste Perret qui avait composé des façades polychromes, grâce à des variations de textures, couleurs d’agrégats et badigeons colorés. C’est ainsi un aspect méconnu de la première architecture moderne qu’il conviendra de redécouvrir au terme de cette restauration. » Si le badigeon n’a pas pour vocation à masquer la texture du béton, il la rend nettement plus abstraite. Perret renouvelle ainsi, à l’extérieur, une opération réalisée en 1927 à l’intérieur de la salle Cortot, dont le béton brut avait été recouvert d’une peinture dorée. On comprend ce qu’a de décisif cet âge des restaurations qu’est la période actuelle, qui doit nous conduire à considérer autrement la modernité, qu’elle soit puriste ou d’inspiration classique.

 

[1] Monumental, n° 15, décembre 2015, p. 80.

[2] Voir notamment Jan de Heer, The Architectonic Color. Polychromy in the Purist architecture of Le Corbusier, Rotterdam, 010 Publishers, 2009, 248 p.

[3] Note anonyme (A. Perret), citée dans Techniques et architecture, 1943, n° 3-4, p. 68.

 

Texte : Simon Texier
Visuel à la une : Palais d’Iéna © Roxane Tribut