ESPACE MÉMOIRE

Marie Jeanne Hoffner, artiste et Nicolas Karmochkine, architecte, proposent la découverte d’une personnalité du monde de la création, par les lieux qui éclairent différemment son travail.

 

Visuel à la une : Isabel Marant © Ezra Petronio

 

Isabel Marant travaille le vêtement qui donne du style à la Parisienne, une parisienne qui s’affirme et aime se découvrir hors de ses limites. Elle aime la femme libre dans son style et dans sa présence, femme sensuelle, femme fantasque. Elle habille, elle prête-à-porter. Elle lui détaille une silhouette forte et autonome, « remarquable mais pas remarquée » avec des vêtements inspirés de savoir-faire ancestraux, parfois lointains, toujours authentiques. Elle nous emmène dans les mailles de sa géographie personnelle.

 

Tout d’abord, il y a la femme, toutes les femmes. Avec fascination et respect elle a envie de lui offrir sa sensualité et son mordant, pour proposer une mode qui ricoche du masculin au féminin, qui voyage du local au lointain, de la forme à la contre forme. Ses origines viennent du voyage. D’innombrables déplacements ont façonné son regard, ses souvenirs forment un collage de lieux, de vies, de rencontres, d’étoffes, de structures et de couleurs. Isabel Marrant sait définir une façon de faire de la mode, sans frontières.

 

« J’aime donner du relief et de la dimension aux choses par des contrastes de formes et de couleur »

 

L’alliance de tissus que tout semble opposer va lui apporter l’inspiration des volumes. Elle qui aime le rap et le hip hop, elle est une adepte de la méthode du sample entre textures et matières. « Je fais des croquis, des ambiances entre volume/matière/couleur, comme un cuisinier ou un musicien, j’essaye ça avec ça. », toujours un objet et son contraire. Parfois plane l’esprit d’un Serge Gainsbourg qu’elle admire dans ses contrastes, de sensible et de beauté. Féminine, la création d’Isabel Marant se compose de matières et de textures colorées inspirées des techniques ancestrales. Sa mode cherche à cristalliser un geste, une posture sensuelle comme un cou tendu, une main posée, une épaule en saillie… L’irrégularité fait la beauté, elle conserve une imperfection, qui rappelle une présence humaine plus sensible. L’association entre le flou et le rigide permettra par exemple, de souligner que le bas du corps dans son élan est mouvement, par contraste aux épaules, carrées, plus structurées.

 

Boutique Isabel Marant – Los Angeles © Fred de Gasquet

 

« Le fantasme des choses devient le moteur, plutôt que la réalité des choses elle-même »

 

Architecture et vêtement ont un vocabulaire commun, tous deux sont à la fois habités par le corps et habille les corps. Ces « structures » chacune à leur échelle protègent, enveloppent, apportent la dimension, le relief et le confort. Dans sa généalogie rêvée, Isabel Marrant convoque la présence inspirante de Charlotte Perriand : l’architecture pour l’une, le vêtement pour l’autre, est cosy et dépouillé. Elles ont un autre objectif commun « l’idée de parler au plus grand nombre » et de ne pas faire passer l’esthétique avant le pratique. Isabel a un réel intérêt pour l’authentique, le brut, la matière des origines, sans jamais être dans la décoration. L’architecture du vêtement se pense en écho à un certain fonctionnalisme, un « less is more » qui n’a pas à voir avec le minimalisme mais où elle cherche la fonctionnalité, la forme qui en découle, débarrassée de ce qui ne sert à rien… son prêt à porter, au sens littéral de l’expression.

 

« C’est la fille qui est remarquable, pas le vêtement. »

 

Elle sait mettre en perspective une référence architecturale, celle du style Californien des Case Study Houses, de Richard Neutra, où la circulation est fluide, simple. Une architecture élégante et empreinte de son site, une architecture dépouillée du spectre de la modernité qui préfère privilégier le touché, le confort et le sensuel d’une matière.

 

Showroom Isabel Marant, Paris © Benoit Linero

 

« Le voyage, c’est le fondement, ce qui compte, ce sont les cultures et les savoir-faire.»

 

Mais hélas elle ne peut plus voyager, étant trop sollicitée ici. Alors elle laisse les autres aller à la recherche des savoir-faire du monde, comme si cette mise à distance l’aidait à se réapproprier un esprit nomade, celui qui fonde ses origines, toutes les origines ! Son inspiration est guidée par la rencontre des talents de l’artisanat avec des techniques et des matières produites par une infinité de gens sous toutes les latitudes. Elle observe les liens et les similitudes dans le travail, comme une même main qui tisse dans le désert du Luth ou celle qui coud dans les montagnes du Rajasthan : sociologies qui lui suggèrent des histoires et nourrissent ses créations, pour restituer en retour sa présence au monde. Qu’elles soient du Japon, de l’Inde ou du Mexique, ces petites mains continuent de l’émerveiller, elle veut « faire travailler des artisans qui disparaissent » car ce sont eux qui l’inspirent, retissant le « chaine et trame » de sa géographie personnelle.

 

« Une collection est partie d’un simple post it rose fluo posé sur du béton »

 

Cette cartographie rêvée est concentrée en un lieu : le loft /show room de Paris, sur les 4 niveaux d’ateliers, où naît son travail en dialogue avec ses collaborateurs. Le prototype est intégralement fabriqué ici, au cœur de la ville, lieu-matrice où tout est possible. Selon un processus de travail qui reste organique, le vêtement se compose grâce à une infinité d’échantillons du réel : des matériaux, des couleurs, des textures, comme des petits ingrédients qu’elle cuisine toujours dans l’instinct associant le flou et le rigide, le brut et le moins brut, le brillant et le mat. Collages d’imaginaires entre un tissu turc, un objet indien, un motif Inca, une couturière italienne, une dentelle française. Et ainsi va la chaine de production…Authenticité préservée. La boucle est bouclée.

 

Découvrez la chronique de Marie-Jeanne Hoffner et Nicolas Karmochkine dans le numéro 95 du magazine Archistorm, daté mars-avril 2019 !