Hier encore, on craignait les squatteurs. Aujourd’hui, on loue une filière professionnelle de l’occupation temporaire. Hier encore, c’était une expérimentation hasardeuse. Aujourd’hui, c’est un mode de fabrication de la ville qui s’inscrit noir sur blanc dans la commande publique. Hier encore, on pensait que les urbanistes construisaient des quartiers. Aujourd’hui, on leur demande d’occuper la ville dans tous ses temps et dans tous ses interstices. De cause politique, le phénomène est passé à l’état de tendance. Il est à présent en passe de devenir une méthode de fond pour approcher la ville différemment.

Texte : Béatrice Hébert

 

Nouvelle ère

24 novembre 2016 : la fine fleur de l’urbanisme français est là, dans un Pavillon de l’Arsenal plein à craquer, pour parler, le temps d’une matinée, d’urbanisme temporaire. Concepteurs, élus, aménageurs, associations et entreprises : personne ne manque à l’appel, car tout le monde est interpelé. À peine quelques années en arrière, pourtant, le sujet n’existait pas. Ou à peine. Voire, il était perçu comme dangereux, néfaste : il évoquait le squat et la rave party.

Les Grands Voisins
© Elena Manente

Mais ça, c’était avant. Avant quelques exemples fulgurants d’une occupation transitoire maîtrisée et vertueuse. Surtout, c’était avant Saint-Vincent-de-Paul. Démonstration rayonnante d’une autre manière de concevoir la ville, l’aventure dite des Grands Voisins fait un tour du monde médiatique.

Décrite par les uns et les autres comme une petite utopie urbaine, un village idéal au cœur de la métropole, une terre de liberté et d’expérimentation en plein dans la ville dense, l’initiative partait pourtant comme un bricolage, associant d’abord l’association Aurore, qui a trouvé auprès de l’AP-HP la possibilité de créer là un foyer de réinsertion, puis les campeurs professionnels de Yes We Camp, et la plateforme Plateau Urbain, spécialisée dans le mariage de friches et d’occupants.

Deux très jeunes structures – elles n’ont pas cinq ans – avec une carte (presque) blanche pour imaginer un projet sur ce site emblématique, où sont nés tant de Parisiens, au cœur de la rive gauche. Quelques hectares, quelques années, bref, un « espace-temps », une interstice à combler, le temps que le propriétaire négocie la revente de son terrain auprès de la collectivité, et qu’on vienne construire, en dur, un éco-quartier pérenne. La solution : composer un cocktail d’associations, de jeunes entreprises, d’artistes et de créateurs susceptibles d’habiter les murs de jour comme de nuit.

Nouvel outil d’urbanisme

Plutôt que des barrières, des portes ouvertes aux riverains venus de près ou de loin. Plutôt que des chiens de garde contre les squatteurs, un écosystème de locataires à bas coûts. Plutôt que des frais pour entretenir une friche fermée sur elle-même, une mise en vie des fonciers désaffectés. À la clé, une démonstration spectaculaire de vivre-ensemble, associant jeunes et moins jeunes, précaires et moins précaires, dans un lieu de vie actif matin et soir, la semaine comme le week-end. Et donc une réponse à l’un des principaux problèmes soulevés par les friches, comme elles pullulent à travers toutes les villes françaises : celui du délaissé urbain, vidé, imperméable à toutes les circulations, et parfois abîmé, squatté, tagué.

De quoi intégrer l’urbanisme temporaire à la boîte à outils des décideurs des grands systèmes métropolitains, confrontés à des friches urbaines qui se multiplient au rythme – lent, il est vrai – où on les résorbe. La question de la vacance, posée par le ralentissement économique et la surproduction de mètres carrés de tertiaire, est plus que jamais d’actualité : « 44 tours Montparnasse » à l’échelle du Grand Paris, martèlent à l’envie les gérants de Plateau Urbain. Des millions de mètres carrés inoccupés, pour certains depuis plusieurs années. De précieuses surfaces convoitées par des occupants moins conventionnels et plus fragiles que les grands comptes, qu’il « suffit » de libérer.

Et le Grand Paris n’est sans doute pas le seul territoire concerné : une vague de conversion d’usines, de casernes, d’hôpitaux, de bases aériennes et autres délaissés urbains se poursuit à travers toute la France – surtout depuis la Loi Duflot sur la mobilisation du foncier public. Avec, à chaque fois, les mêmes enjeux spatio-temporels : que faire des friches le temps des procédures réglementaires, parfois étalées sur un, deux ou trois ans ?

 

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