Changement, modification, tout repenser, renaissance, autant de termes qui disent la saturation des modèles ambiants. Les domaines de la création dont le design anticipent ces changements sociétaux. La Biennale de Saint-Étienne 2022 est ainsi visionnaire et s’interroge sur le thème « Bifurcations – choisir l’essentiel ». Elle met à l’honneur l’Afrique et de facto la dimension collaborative et durable.

High Spot, 2007 © Jurgen Bey

Dans Le Grand Entretien, l’émission de France Inter du 17 mars dernier, le neuropsychiatre et psychanalyste Boris Cyrulnik expliquait à propos de la période que nous vivons : « ce n’est pas une crise, c’est une catastrophe. La crise, c’est quand on perd connaissance et puis on redémarre comme avant. Tandis que cata strophein en grec, ça veut dire prendre un virage. Et là je crois qu’on ne peut pas ne pas prendre un virage. (…) Une des solutions dont je rêve, c’est la renaissance. Dans les années qui viennent, on ne peut pas ne pas tout repenser : la petite enfance, l’école, l’université, l’adolescence, les couples qui sont déjà en train d’être repensés, la fonction de l’art, de la culture, comment va-t-on vivre ? au sprint ou va-t-on mettre en place une manière plus paisible de vivre… Tout va être à repenser ». Depuis mars 2020, la France a bifurqué en un temps record. Le déroulé de nos vies a changé, radicalement. L’expérience des restrictions et confinements, vécus simultanément partout dans le monde, est bouleversante. À partir de cette épreuve, penser les tournants est devenu un enjeu qui mobilise toute la profession des designers et de ses alliés pour ouvrir un débat culturel incontournable au cœur de notre société techno-industrielle. La 12e Biennale Internationale Design Saint-Étienne s’inscrit donc dans cette vision sociétale et à long terme. Elle propose un thème visionnaire : « Bifurcations » avec une base line : « choisir l’essentiel ». « Avec sept expositions et plus de 150 évènements (répartis dans la ville, NDA), la Biennale invite à une réflexion collective sur la capacité du design à accompagner les bifurcations. Outil critique et prospectif, méthode inventive, phénomène culturel, le design est en débat à Saint-Étienne. », explique Olivier Peyricot, Directeur scientifique de la Biennale Internationale Design Saint-Étienne et Directeur de la Plateforme de recherche Cité du design-Esadse. Organisée dans le cadre de la présidence française du Conseil de l’Union européenne, la Biennale Internationale Design Saint-Étienne s’inscrit à la fois dans l’Agenda 2030 et dans les objectifs de développement durable de l’ONU.

La Biennale 2022 met le continent africain à l’honneur. L’Afrique est LE continent au cœur des enjeux écologiques et politiques contemporains. Des pratiques africaines inspirantes font l’objet d’une exposition Singulier plurielles – Dans les Afriques contemporaines. Et c’est à Franck Houndégla, scénographe, designer et chercheur en architecture, qui conçoit des expositions, spectacles, et qui intervient sur la requalification d’espaces publics et de sites patrimoniaux en France et à l’étranger, que revient la lourde tâche de rechercher et présenter des projets qui font sens et sont en même temps visionnaires dans l’idée de transformations des modèles notamment dans l’idée du collectif. « Le principe de l’exposition, c’est une sorte de conjugaison des projets assez différents les uns des autres qui ont été développés sur le continent africain ainsi que sur les îles africaines comme Madagascar ou au Cap Vert. Les concepteurs de projets ne sont pas tous des designers, il y a aussi des inventeurs, des makers, des ingénieurs, des architectes, des politologues. Tous ces projets ont en commun de s’intéresser au collectif et d’explorer des voix singulières qui sont entre des techniques d’adaptation et des stratégies de transformation plus globales ». Les pratiques montrées sont tournées vers l’amélioration du cadre de vie du plus grand nombre et, pour la majeure partie d’entre elles, ont recours aux nouvelles technologies (numériques et téléphoniques). Toutes donnent à voir des usages hybrides, singuliers et innovants, qui modifient les pratiques agricoles et forestières, les façons d’envisager les espaces communs et publics, les politiques de santé, les pratiques de mobilité, les modes de fabrication, mais aussi les manières de transmettre des savoirs, de cuisiner ou de jouer. Parmi les projets, on notera le projet de marque Karenjy créée par le président socialiste de Madagascar dans les années 1980 et qui a été reprise par Le Relais. L’association fait revivre cette marque en créant de nouveaux modèles : des véhicules destandardisés qui n’utilisent pas les codes esthétiques classiques. Ces voitures sont une sorte de revendication. Ce sont des véhicules qui sont parfaitement adaptés à leur contexte, non seulement au paysage mais aussi à l’humain, puisque réalisés localement. Cette activité en permet d’autres, notamment des activités sociales, de tri, de confection textile, des activités d’agriculture et de formation ; ce qui est intéressant dans cette Karenjy, c’est que c’est un véhicule qui a intégré d’autres dimensions. Anecdote croustillante : la marque a créé la sensation en construisant la papamobile de François pour sa visite dans la Grande Île les 7 et 8 septembre 2019. Autre projet exemplaire, c’est Immortal Cosmetic Art qui a été fondé par John Amanam, un jeune sculpteur nigérian spécialisé dans les effets spéciaux. Il s’est consacré à la conception et la réalisation de prothèses adaptées aux peaux noires (les attentats, mines antipersonnelles, accidents de la route entraînent encore beaucoup trop d’amputations, NDL). Il s’est posé la question des manières de résoudre ce problème. Il a conçu des prothèses esthétiques hyper réalistes qui permettent aux personnes amputées de se resocialiser. « Je suis béni de pouvoir aider les gens, mais le secteur des prothèses ne me laisse pas de temps pour ma pratique artistique », souligne le jeune sculpteur.

Studio Design Peugeot, Maquette e-LEGEND @ communication PSA

Singulier plurielles invite donc à découvrir mais aussi se familiariser avec des pratiques de design déployées dans des territoires urbains et ruraux de l’Afrique contemporaine, un continent au cœur d’enjeux écologiques et politiques. Le berceau de notre civilisation enfin remis au centre des réflexions pour un changement de braquet indispensable !

Pour en savoir plus : https://www.biennale-design.com/saint-etienne/2022/

Texte : Yves Mirande
Visuel à la une : Noémie Sauve, Dague de cristal en blanchissement de corail de cosmos fluorescent, 2018, Cristal fluorescent, 15,5 x 6,5 x 3,5 cm, Résidence « Tara Pacific », Fondation Tara Océan © Katrin Backes

— retrouvez l’article Création sur la Biennale de Saint-Etienne 2022 dans Archistorm 114 daté mai – juin 2022