Le Berlin de la première moitié du XXe siècle est régulièrement présenté comme un modèle de développement, essentiellement en raison de la forte proportion et de la qualité des espaces verts qui le structurent. À ce titre, le réchauffement climatique y sera sans doute moins sensible qu’ailleurs. Favorisée par la quasi-absence de centre historique, la croissance de la capitale allemande a successivement privilégié deux types : le parc public et la cité-jardin.

Berlin vit, autour de 1900, une période de croissance urbaine comme peu de villes en ont connu en Europe – sa population a été multipliée par douze en un siècle. Le plan d’extension mis au point en 1862 par l’ingénieur James Hobrecht a réuni des quartiers intégrés à la ville lors de l’annexion, six ans auparavant, des faubourgs nord de Moabit, Wedding et Rixdorf. Un maillage de larges voies orthogonales, articulées au moyen de places et de squares, donne alors lieu à une intense production de logements, dont la densité et la profondeur leur vaudront le nom de Mietskasernen (casernes à loyers). Ces tissus urbains, d’une grande flexibilité, font aujourd’hui les beaux jours des quartiers de Prenzlauer Berg et Kreuzberg, épargnés par les bombardements de 1945 et amplement rénovés depuis la Réunification. La systématisation des plantations d’alignement sur des voies de grande largeur, la récurrence des jardins publics et des places plantées (Arkonaplatz, Kollwitzplatz, Teutoburger Platz), auxquels s’ajoutent bien souvent des jardins en cœurs d’îlot, font plus particulièrement de Prenzlauer Berg un modèle d’équilibre entre bâti et non bâti. Le plus grand et le plus central des espaces verts qui le jouxtent, Volkspark Friedrichshain, est aussi le tout premier parc public de Berlin : dessiné en 1846-1848 par le grand paysagiste prussien Peter Joseph Lenné (1789-1866), avec son élève Gustav Meyer, il sera suivi durant les décennies ultérieures par plusieurs autres jardins et squares de quartier (Leise-Park, Park am Wasserturm), proches par leur taille comme par leur dessin des modèles londoniens et parisiens.

La naissance du Grand Berlin, amorcée avec le concours international organisé en 1908-1909 (Hermann Jansen Premier prix) et rendue effective par la loi sur l’annexion communale de 1920, place la capitale allemande dans une logique de modernisation à grande échelle. Sous la houlette de l’architecte et ingénieur Martin Wagner, nommé chef des services d’urbanisme du Grand Berlin en 1925, l’ambitieuse politique d’organisation du territoire métropolitain comprend un programme de construction de 200 000 logements. Comme à Francfort à la même époque, la social-démocratie parie sur la capacité des architectes les plus réformistes à remédier à la question du logement, dans une agglomération qui compte désormais près de quatre millions d’habitants. Le travail mené en à peine cinq ans est tel que les Américains Henry-Russell Hitchcock et Philip Johnson, dans l’ouvrage qui accompagne en 1932 l’exposition du MoMA The International Style. Architecture since 1922, consacrent un chapitre à « La Siedlung », dont ils donnent la définition suivante : « Le terme allemand Siedlung désigne de façon commode et spécifique les logements sociaux et collectifs de l’époque moderne. Il est préférable aux expressions ‟banlieues jardins” et ‟subdivisions résidentielles” ». Il n’existe donc pas de forme prédéterminée des Siedlungen ; les opérations berlinoises sont en revanche toutes des entités autonomes et, contrairement à Amsterdam, ne s’inscrivent pas dans la continuité du centre urbain. La qualité du réseau de transports en commun en Allemagne a par ailleurs facilité, particulièrement à Berlin, l’implantation de ces cités.

Bruno Taut avec Martin Wagner et Leberecht Migge avec Martha
Willings-Göhre, Waldsiedlung Zehlendorf « Onkel-Toms-Hütte »,
Berlin Zehlendorf, 1926-1931 : un immeuble collectif.

Le lotissement modèle de Siemensstadt est le plus imposant, et son nom le plus évocateur de l’implication des industriels dans ce programme. Le plan-masse et les immeubles situés au niveau de l’entrée sont l’œuvre de Hans Scharoun, les autres immeubles de logements signés notamment Walter Gropius, Max et Bruno Taut, Hugo Häring et Otto Bartning, dont la fibre expressionniste s’est estompée au profit d’un rationalisme épuré. La cité de Britz, qui comprend 1 963 logements, collectifs et individuels, s’organise pour sa part autour d’un fer à cheval (Hufeisensiedlung) donnant sur une grande pelouse centrale et associe les principes de rationalisation de la production au modèle des cités-jardins anglaises. Dotés d’une loggia ou d’un balcon, les appartements jouissent tous d’une vue sur des jardins, pour partie privés et pour partie publics.

La qualité de ces ensembles, dont six sont classés au patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 2008 – sous le nom de « Cités du modernisme » –, est en grande partie paysagère et doit beaucoup au travail d’un homme : Leberecht Migge (1881-1935). Urbaniste, paysagiste et théoricien, ce dernier a entamé sa carrière à Hambourg. Marqué par les mouvements américains et anglais en faveur des parcs publics, il publie en 1913 Die Gartenkultur des 20. Jahrhunderts (La Culture des jardins du xxe siècle), ouvrage dans lequel il oppose les origines géométriques des jardins utilitaires au naturalisme pittoresque des parcs contemporains, auquel il n’adhère pas. Après la Première Guerre mondiale, il se rapproche des architectes réformateurs allemands (Ernst May, Martin Wagner, Bruno Taut) et participe au vaste mouvement de construction de logements dans l’Allemagne de Weimar. À Berlin, il conçoit les aménagements paysagers de trois des cités les plus marquantes des années 1920 : si Britz et Siemensstadt sont relativement proches du centre, Waldsiedlung (cité dans la forêt) Zehlendorf est plus excentrée ; son caractère bucolique lui vaudra d’ailleurs le surnom de « Onkel-Toms-Hütte » (Case de l’Oncle Tom). Migge y applique des principes rationnels de plantation, l’espace vert participant selon lui d’un ensemble fonctionnel auquel il doit s’adapter. Pour Migge, la métropole n’est nullement un fléau, mais au contraire « une source d’inspiration pour les jardins » et doit tendre vers l’image de la ville-campagne (Stadtland). Cet art des jardins emblématique de l’âge industriel, mis au service de l’urbanisme moderne, est aujourd’hui l’une des composantes essentielles de ce patrimoine et une ressource précieuse pour la métropole.

Texte : Simon Texier
Visuel à la une : Bruno Taut et Martin Wagner, Großsiedlung de Britz, Berlin, 1925-1930 : une maison individuelle

— Retrouvez l’article dans Archistorm 125 daté mars – avril 2024