ART ET ARCHITECTURE

LA TENTATION D’UN ART TOTAL ?

 

Cet artiste hongrois (né en 1962) revient sur des terres marquées du sceau de l’Histoire. Il y effectue à sa manière des relevés de l’architecture existante, des traces signifiantes des événements passés. Sa dernière série exposée à la galerie Loevenbruck à Paris Spomenik (en serbo-croate, spomenik signifie cénotaphe ou monument commémoratif) fait l’inventaire de ces monuments grandiloquents commandés par Josip Broz Tito dès 1950 pour la commémoration des champs de bataille de la Seconde Guerre mondiale et des camps de concentration.

Ces architectures commémoratives ne nous sont pas inconnues. Le photographe belge Jan Kempenaers les a immortalisées en 2007 (Spomenik n.8 Ilirska Bistrica 2007). Dans ses clichés plane une certaine fascination pour la toute puissance et l’abstraction de formes destinées à asseoir la légitimité du pouvoir en place. Ils dénotent aussi l’incongruité de ce langage plastique inusité pour l’époque. On soupçonne leur force d’attraction lors des grands rassemblements de militants sous la République Fédérative. Et pourtant ces formes à l’abandon trahissent la fin d’un système aussi puissant soit-il, qui fatalement s’est retourné contre lui-même.

Dans ses expérimentations, l’artiste Gábor Ősz dépasse le seul impact visuel des Spomenik. Il cherche à sonder les flux et les énergies qui les habitent. Et développe à cet effet une approche tautologique, de scrutation, de répétition des volumes pour mieux les redéployer sous nos yeux (Gabor Osz, Spomen C2 Tetraèdre 2017).

L’artiste travaille sur le terrain avec des matériaux modestes, une simple camera obscura bricolée. Rien de moins inoffensif qu’une boîte noire posée nonchalamment dans l’espace public. L’artiste Alain Declercq en a fait l’expérience au lendemain du 11 septembre à New York pour photographier en toute liberté les lieux devenus « sensibles » (Alain Declercq, Block, 2008).

Pour sa série Spomenik, Gábor Ősz sélectionne les architectures aux volumes géométriques (cubes, cylindres, tétraèdres) et tente de révéler l’incidence des formes sur la perception du projet architectural. « En regardant les Spomeniks, on mesure à quel point les formes abstraites sont capables de véhiculer du sens et de l’émotion. Ces monuments sont souvent géométriques ou biomorphes, ce qui a éveillé mon intérêt. Je n’avais pas envie de faire des photographies documentaires, mais d’arriver à capter les sentiments suscités par leurs formes abstraites pures. C’est pourquoi j’ai décidé d’utiliser des chambres noires et de les construire en suivant les contours des éléments géométriques des sculptures ».

Vue de l’exposition de Gàbor Ösz, Spomen, galerie Loevenbruck, Paris, 2018 © Courtesy galerie Loevenbruck. Photo Fabrice Gousset 

Une fois le procédé défini, les photos résultent d’une prise de vue « passive », le temps de l’exposition du film photosensible à la lumière filtrée par le minuscule trou de la camera obscura bricolée. Ayant tapissé l’ensemble de la boîte de plans-films de 20 x 25 cm, Gábor Ősz obtient une vision à 360°. Dans le cadre de l’exposition Spomenik, Gábor Ősz dévoile ses méthodes de travail en présentant l’ensemble du dispositif ; les boîtes noires montées sur trépieds avec les dessins préparatoires et les images éclatées grand format.

Ses mises à plat, loin d’être une auscultation sèche des différents sites, renvoient davantage à un mécanisme d’horlogerie parfaitement huilée. Par le recours à la camera obscura, au temps d’exposition que ce dispositif implique, l’artiste opère un léger contournement du réel. Les vues intérieures des bâtiments sont comme irradiées, les formes se fondent dans un halo diffus de lumière.

Telle tour se transforme en un complexe jeu de rotation (Spomen B, (Cylinder), 2017), telle autre en effet kaléidoscopique (Spomen C2 Tetraèdre, 2017). La réalisation confine à un degré d’abstraction supplémentaire. Le facteur temps agit dans le réel (le monument se transforme en vestige du passé), comme dans la fiction qu’est l’œuvre d’art, sur la perception de tous ces monuments d’ex-Yougoslavie.

Gàbor Ösz – the Liquid Horizon, n°9, Dieppe, 1.6.2000 – 126 x 236.5 cm

L’artiste a exploré un dispositif similaire dans ses toutes premières images grand format réalisées à même les bunkers du Mur de l’Atlantique durant la Seconde Guerre mondiale. Il a parcouru à la fin des années 1990 toutes ces constructions disséminées tout le long de l’Atlantique, depuis l’Espagne jusqu’à la Norvège. Parfois à moitié ensevelis, les vestiges de l’architecture militaire font office de camera obscura hors norme. Au moyen de caches, Gábor Ősz transforme les bunkers en appareils photographiques braqués sur la ligne d’horizon. Les images de la série Liquid Horizon ont la taille de la meurtrière soit 2 m 30 de long. Les durées d’exposition varient entre 3 et 6 heures ; tout dépend du temps nécessaire pour que le papier photosensible recueille l’image du paysage. L’architecture se résume ici à une fenêtre imperceptible (elle n’apparaît que très rarement dans le cadrage), mais pourtant agissante. Cette vue panoramique, offerte à la contemplation, laisse entendre par son cadrage inhabituel et sa palette, une sourde inquiétude.

Texte : Alexandra Fau
Visuel à la une : Vue de l’exposition de Gàbor Ösz, Spomen, galerie Loevenbruck, Paris, 2018 © Courtesy galerie Loevenbruck. Photo Fabrice Gousset