PATRIMOINE

Réflexions sur l’architecture moderne

Construire une collection de guides d’architecture couvrant la production de la planète entière relève de la gageure. La maison d’édition DOM Publishers, basée à Berlin, est en passe de réaliser cet exploit : avec près de quatre-vingt titres déjà livrés depuis sa fondation en 2005, elle a considérablement élargi notre connaissance des métropoles. D’Aarhus à Yerevan en passant par Bangkok, Caracas, Pyongyong ou Riga, la collection explore les scènes émergentes tout en revisitant les villes les plus classiques. Passage en revue de quelques titres récemment parus.

Les guides d’architecture se parcourent, se dévorent, se discutent, se disputent… Ils sont un éternel objet de querelle et, pour leurs auteurs, d’angoisse : faire des choix, opérer une sélection, assumer des partis pris. Le risque de la critique est immense, des légions de spécialistes n’attendant que leur parution pour pointer les erreurs, omissions, fautes de goût et jugements intempestifs. Ils n’ont pas toujours tort… Certains guident deviennent rapidement obsolètes, d’autres se conservent comme des reliques. Pour l’après-guerre, le Paris construit de Ionel Schein (1970) ou le Guide d’architecture contemporaine en France de D. Amouroux, M. Crettol et J.P. Monnet (1972) restent ainsi des références. L’avenir dira si le récent volume que Jean-Philippe Hugron consacre à Paris (2018) vieillira bien ; pour l’heure, constatons qu’il a quelque chose de rafraichissant. Optant pour la grande échelle de l’agglomération métropolitaine, renouvelant la vision de nombreux édifices par un reportage photographique entièrement neuf – réalisé par l’auteur lui-même –, il évite qui plus est la posture doctrinaire pour laisser leur place à un large répertoire de réalisations. Le Petit et le Grand Palais côtoient ainsi le Castel Béranger d’Hector Guimard ou l’immeuble de Georges Chedanne, rue Réaumur, sans qu’un rapport de hiérarchie dans la modernité soit immédiatement instauré. De même, l’Institut d’art de Paul Bigot partage la même page que la Maison de verre de Pierre Chareau ; Raymond Février fait face à Le Corbusier ; l’église du Saint-Esprit de Paul Tournon comme Saint-Pierre de Chaillot d’Emile Bois ne sont pas jugées indignes, même dix ans après celle du Raincy des frères Perret. Le guide tient compte en effet des réévaluations, des découvertes, d’un élargissement du corpus canonique à des objets singuliers (la soufflerie Hispano-Suiza de Bois-Colombes, le conservatoire de Montreuil). Plus loin, Ricardo Bofill et Jean et Maria Deroche se toisent en un impartial face-à-face, tandis que les pages 206-207 proposent un improbable collage associant Jean Nouvel (bureaux à Issy-les-Moulineaux), Manuel Nuñez-Yanowsky (les Caryatides de Guyancourt) et Liang Kunhao (Chinagora à Alfortville). C’est plutôt sur des projets d’actualité que l’auteur se prête au jeu de la critique, par exemple à propos du projet des Halles : « Alors qu’il fallait apporter de la lumière dans les sous-sol, la ville a préféré construire un toit dans un jardin… » La municipalité parisienne est par ailleurs qualifiée de « capricieuse » (stade Jean-Bouin par Rudy Ricciotti), tandis que les Archives nationales de Pierrefitte-sur-Seine (Massimiliano Fuksas) « participent du chaos urbain », juge l’auteur. Si le brutalisme est largement représenté pour les années 1950-1980, les grands ensembles, eux, sont très peu présents ; les édifices religieux sont pour leur part très nombreux, ce qui change de la plupart des manuels à la disposition des étudiants. Des choix nécessaires pour ce guide rassemblant 257 notices, traitant de près de cent-vingt ans de création architecturale dans une aire urbaine allant de Cergy-Pontoise à Chessy et de Roissy à Evry. Les notices sont relativement courtes, informées sans être scientifiques, quoique certaines laisseront le lecteur sur sa faim (l’immeuble paquebot de Pierre Patout, boulevard Victor, est par exemple à peine décrit). La frustration inhérente à toute consultation de guide passe toutefois derrière le plaisir visuel que suscite la plongée dans ce corpus.

 

Abu Dhabi, Emirates Palace © Hendrik Bohle

 

Si le guide Paris est divisé en sept chapitres chronologiques, le titre Budapest paru en 2012, qui compte 250 notices, est organisé géographiquement et rassemble dans cent-vingt pages préliminaires des mises en perspectives historiques, documents anciens et vues aériennes qui fournissent des éclairages très utiles. Le choix est ici davantage centré sur l’actualité et quelques classiques historiques ont été écartés ; on pense notamment à la synagogue de la rue Kazinczy des frères Löffler (1912). Le guide Prague (2018), on peut s’en étonner, est beaucoup plus modeste : 126 notices seulement, réparties en deux parties : 1900-1950 et 1950-2000, qui finalement apportent peu de choses par rapport aux guides existants – on pense en particulier à Praha Architektura XX. Století (1996), qui en outre associait un plan à quasiment chaque notice. De même, le guide Madrid compte 150 exemples et met l’accent sur l’après-guerre – particulièrement riche il est vrai – et sur l’actualité, les années 1920-1930 étant relativement négligées. Le propos des guides Rome et New York (2019) est plus radical : après 1945 pour le premier et limité au seul XXIe siècle pour le second. Il est plus difficile, dans ce contexte, de trouver la pièce manquante… Vladimir Belogolovsky rassemble,  en effet, pas moins de cent projets new-yorkais considérés comme « iconiques », conçus par des architectes venus du monde entier pour défier les lois de la tectonique, de la composition et de la réglementation. Ce corpus en dit long sur l’effervescence de la métropole, qui continue d’entretenir le mythe du toujours plus haut, à cette nuance près que ce sont désormais des immeubles de logements qui se distinguent : après le One57 de Christian de Portzampark, le 56 Leonard Street (Jenga Tower) d’Herzog & de Meuron et le 432 Park Avenue de Rafael Viñoly, Manhattan attend l’achèvement du Needle sur la 5e Avenue, signé par le Russe Yuri Grigoryan (Meganom) et du 11 West 57th Street (SHoP Architects). Ces réalisations ont en commun une minceur qui symbolise elle-même un même objectif : offrir aux habitants le sentiment grisant d’être seuls au-dessus de New York. (…)

Texte : Simon Texier
Visuel à la une : Tour résidentielle Al Ibrahimi, Abu Dhabi © Hendrik Bohle

Découvrez l’intégralite de « L’art du guide d’architecture » de Simon Texier dans le numéro 96 du magazine Archistorm, daté mai – juin 2019 !