UNE RATIONALITÉ CHARGÉE DE PROMESSES

 

 

Avec un titre chargé de promesses « Poetics of reason », la cinquième Triennale de Lisbonne avait pour objectif de replacer l’architecture en tant qu’acte culturel. Présenté d’octobre 2019 à janvier dernier, l’événement a réintroduit des débats clefs au sein de la discipline portés par cinq expositions majeures réparties dans la capitale lisboète : « Economy of Means » ; « What is ornament? »  « Agriculture and Architecture » ; « Inner Space » ; et enfin « Natural Beauty ».

 

Whatis Ornament © Fabio Cunha

 

Placée sous le thème de « La poétique de la raison », la cinquième Triennale de Lisbonne développait l’idée que l’architecture, subjective et non scientifique, repose de fait sur la rationalité pour être intelligible par tous. La manifestation visait alors à éclairer les spécificités de cette rationalité. Éric Lapierre, architecte chercheur, enseignant et par ailleurs commissaire de l’événement, déclarait lors d’une présentation : « L’architecture est l’art de la nécessité, mais que peut-elle offrir au delà de la fonction de l’abri ? ».

Confiée pour la première fois, depuis sa création en 2007, à une équipe académique – celle de l’école de Marne-la-Vallée – la Triennale portugaise s’avérait particulièrement cohérente, notamment par la mise en résonance de ses cinq expositions majeures. Complémentaires, toutes exploraient les conditions actuelles de la production de l’architecture et du paysage et elles se voyaient étoffées par des projets associés et par une série de conférences.

 

Natural Beauty © Fabio Cunha

 

ECONOMY OF MEANS : L’ADN DE LA BONNE ARCHITECTURE

 

« L’économie de moyens est l’ADN de la bonne forme architecturale » ainsi s’exprimait Éric Lapierre, à propos de l’exposition dont il était lui-même commissaire. Soit, plus précisément : Comment ne rien ajouter au projet architectural qui ne soit strictement nécessaire, tout en faisant sens, sans oublier la beauté et la culture. On l’aura bien compris, l’économie développée ici, n’était pas une réponse à une situation de pénurie ou de manque de moyens, mais elle relève de l’architecture savante, jouant des continuités et de l’invention. Pour déterminer cet ADN de la bonne forme architecturale, le commissaire s’appuyait par exemple sur la classification d’un Cesar Dali ou de Jean-Nicolas-Louis Durand où l’économie de la répétition s’envisage comme un outil de rationalisation. Dans un système analytique similaire, Éric Lapierre interrogeait également l’économie du vide associée à de vastes bâtiments rassemblant le collectif, et encore celle de la petite échelle. L’ensemble des plans présentés dans son exposition étaient cristallisés en un ensemble de modèles éprouvés, qu’ils soient anciens ou contemporains.

 

Whatis Ornament © Fabio Cunha

 

RÉPONDRE À LA COMPLEXIFICATION DU MONDE

 

Ce questionnement sur l’économie de moyens réactualisé par Éric Lapierre interroge pertinemment les conditions actuelles de la profession d’architecte et ébauche une matrice au sein de laquelle ce dernier pourrait aujourd’hui œuvrer : Avec la mise en crise du système classique, qui existait de la Renaissance au XIXe siècle, l’architecte travaille en dehors d’un langage commun. Dès lors comment doter les bâtiments d’un sens commun et qui soit intelligible par tous ? L’économie de moyens permettrait de trouver d’autres guides et d’établir ses propres règles. « L’architecture doit incarner des valeurs collectives, et non pas illustrer de petites  aventures individuelles », expliquait encore Éric Lapierre dans un entretien qu’il accordait à Jean-Jacques Larochelle pour le quotidien Le Monde, publié le 4 novembre 2019.

Quel est le climat intellectuel aujourd’hui ? Y a-t-il encore une forme d’idéalisme ? Existe-t-il encore une culture de la discussion ? sont autant de questions portées en filigrane par l’exposition. Et encore, comment répondre à un monde noyé par l’information où flotte le sentiment d’une architecture autocentrée, quand bien même celle-ci peut être qualitative. Cette attitude semble symptomatique d’une tendance générale des architectes et des créateurs, à se protéger d’un monde extérieur dominé par une architecture de l’image, du spectaculaire et par l’enva- hissante banalité de formes génériques, particulièrement prégnantes dans les équipements de très grandes échelles. Le spectaculaire nous est d’ailleurs devenu quasi familier, eu égard par exemple les bâtiments d’un Frank Gehry. Virtuoses, appréciés ou non, ils se succèdent désormais sans réelle originalité.

Dans un registre proche, le Royal Ontario Museum dessiné par Daniel Libeskind (2002) avec ses gigantesques formes acérées, projetées vers le ciel, relève d’une sorte d’obscénité voire de l’indigestion architecturale : en effet l’édifice dépense plus de 80% d’acier qu’il n’est nécessaire pour envelopper l’espace utilisé.

 

Inner Space © Fabio Cunha

 

LE SENS COMMUN

 

Cette banalisation de l’architecture du spectacle, la fonte des missions confiées à l’architecte, les programmes mouvants, le danger de la norme étriquant la liberté de conception et vidant l’architecture de ses valeurs intellectuelles, l’urgence écologique… sont autant de problématiques contemporaines qu’il s’avère plus que nécessaire d’aborder. C’est bien ce que l’Économie de moyens propose de questionner. « Vous obliger à utiliser des moyens restreints est le genre de contrainte qui libère l’invention. Cela vous amène à faire une sorte de progrès que vous ne pouvez même pas imaginer d’avance. » défendait Picasso au siècle dernier. Sa déclaration trouve à être parfaitement transposée dans le champ architectural. Ainsi de l’architecte et artiste américain James Wines : Celui-ci présentait, lors d’une conférence en 2009 à L’Architecture Foundation du Barbican de Londres, ses travaux pour les supermarchés Best (réalisés entre 1971 et 1984) sous l’angle de l’économie de moyens. Rejoignant Picasso à propos de l’art, cette dernière permet selon Wines de libérer l’invention.

 

Texte : Sophie Trelcat

Photo de couverture : Economy of means © Fabio Cunha

Retrouvez l’intégralité de cette rubrique dans le numéro 101 du magazine Archistorm, disponible en kiosque.