Le bâtiment administratif situé à la tête du pont de Montbijou était, dès l’origine, un véritable vaisseau. Treize étages, dont six au-dessous du niveau de la rue. Sa transformation en immeuble d’habitation par Bauart est un bel exemple de ce que l’on peut faire avec l’abondant et vieillissant parc immobilier tertiaire de la seconde moitié du XXe siècle.

Le pont date du début des années 1960. L’ensemble Brückenkopf, qui comprend les deux bâtiments de part et d’autre du pont et le socle commun en contrebas, a également été mis en service avant la crise pétrolière.

À l’époque, le projet de pont prévoyait de franchir l’Aar avec une liaison routière pour doter Berne d’un boulevard qui contournerait le centre par le sud. Le complexe Brückenkopf est la matérialisation de cette vision moderniste où l’automobile symbolise le progrès. La motorisation de la société bat son plein et la Suisse, comme le reste de l’Europe, ne jure que par la voiture. Deux ans plus tôt, une votation populaire avait permis à 85 % de la population de soutenir la création d’autoroutes, dont la fameuse A1 reliant Genève au lac de Constance. C’est dire si alors, l’avenir sentait résolument l’essence.

Le changement de fonction a peu affecté l’aspect de ce bâtiment, dont la structure poteaux-poutres et le mur-rideau en font un représentant légitime de son époque de création. Il conserve le même gabarit, à l’exception des loggias qui ont été creusées dans le volume. Le principe du mur-rideau a été conservé et le choix a même été fait de maintenir l’esprit des ouvertures horizontales typiques des immeubles de la fin des Trente Glorieuses. L’intérieur a fait l’objet d’une restructuration lourde avec, en particulier, la création d’une nouvelle cage d’escalier.

Bauart – Raffael Graf, Stefan Graf

Le bâtiment administratif initial, plutôt replié sur lui-même, a longtemps accueilli les services de migration, avant de tomber en désuétude et de rester vide pendant plusieurs années. C’est l’état d’abandon, constaté dans le cadre d’une étude sur l’avenir du quartier, qui a incité Bauart à proposer la transformation du bâtiment en logements collectifs.

Si la reconversion fut un succès, ajoutant au parc immobilier bernois un bâtiment offrant l’une des plus belles vues sur le Palais fédéral (siège du gouvernement et du parlement suisse), l’acte n’alla pas de soi, le quartier étant considéré comme difficile, en raison du trafic important et de la proximité de l’ancienne usine à gaz (Gazwerkareal) sous le pont. Aujourd’hui, tout cela est en train de changer, et l’immeuble Brückenkopf, avec ses 53 appartements, peut légitimement se prévaloir d’avoir joué un rôle dans l’évolution vers un quartier mixte, plus en phase avec la qualité de l’environnement urbain bernois.

Brückenkopf est, par sa taille et sa forme, un immeuble-ville. Disposant de deux entrées en partie haute et basse du pont, il relie deux rues qui ne se croisent pas et que seul un ascenseur public adossé à la culée du pont permet de relier. Cette double organisation se traduit par l’existence de deux cages d’escalier distinctes, reliées au niveau du rez-de-chaussée. Les travaux ont consisté à créer une nouvelle cage d’escalier dans la partie supérieure. L’ancienne cage d’escalier ouverte, typique des bâtiments administratifs, a été maintenue dans la partie inférieure. L’intervention la plus importante dans la distribution du bâtiment est l’ouverture d’une nouvelle cage d’escalier dans la partie supérieure. Elle se justifie par la volonté de la repositionner à l’intérieur du plateau, loin de la façade, afin de réserver l’accès à la lumière naturelle aux appartements concernés.

La cage d’escalier déplacée au cœur du bâtiment bénéficie néanmoins d’un accès visuel à la lumière du jour. Un oculus traverse le bâtiment de haut en bas et crée, malgré la faible quantité de lumière, la précieuse sensation de ne pas être dans un espace sans ouvertures. Outre sa qualité esthétique, évoquant un dessin d’Escher, l’oculus traversant est en contradiction avec la doctrine des années 1960 d’une architecture générique à forte dépendance mécanique (éclairage diurne et nocturne, climatisation permanente) pour aller vers une architecture localisable, grâce à des repères à la fois visuels et psychologiques. Le déplacement de la cage d’escalier permet de créer un palier généreux, véritable espace partagé qui peut accueillir certains attributs privés comme une poussette ou une chaise sans générer d’effet d’encombrement.

© Ruedi Walti

D’une manière générale, la transformation a permis d’enlever les faux plafonds pour mettre en valeur la structure d’origine. Lorsque des ajouts ont été faits, ils ont été laissés visibles sans lissage uniformisant et sans dissimulation. Les raccords entre l’ancien et le nouveau sont même des éléments de l’écriture architecturale du projet, qui ne cache pas sa volonté de porter un regard nouveau sur l’architecture tertiaire des années 1960.

L’expérience étant plutôt réussie, il n’est pas impossible que Brückenkopf fasse des émules, peut-être moins en Suisse, où la demande de surfaces tertiaires est encore forte, mais certainement dans des villes comme Paris où 4 à 7 millions de mètres carrés de bureaux restent vides faute de preneurs.

La partie inférieure de l’immeuble se compose principalement de lofts hybrides avec des espaces de travail, des salles communes, une buanderie commune ainsi qu’un accès à un espace de fitness, une salle de danse, un bowling et des commerces de proximité dans le socle. La partie supérieure du bâtiment se compose principalement d’appartements locatifs de taille modulable, sans couloirs et négociant des degrés d’intimité par un système de parois coulissantes organisées autour d’un noyau central intégrant les espaces sanitaires, les conduits d’alimentation et d’évacuation des eaux usées. Si le principe d’une façade vitrée a été conservé, c’est la création de loggias ainsi que la variation de l’allège qui ont permis d’ajuster l’ouverture des espaces intérieurs au panorama. En contact direct avec le pont, le rez-de-chaussée intègre un café-restaurant et un vaste espace commun pour les vélos, de part et d’autre du nouveau hall d’entrée. Le toit du bâtiment, qui offre une vue imprenable sur la ville de Berne et les Alpes, a été transformé en espace de vie partagé. On y trouve deux cuisines extérieures, des barbecues, des espaces verts et autres zones de détente. Emblématique du mode de vie suisse alémanique, le toit est un jardin géré conjointement par l’ensemble des locataires.

En contemplant une dernière fois la vue avant de prendre congé, il est difficile de se dire que ce qui a été réalisé grâce à cette reconversion aurait pu ne pas avoir lieu. C’est peut-être ce qui caractérise une reconversion réussie. Qualifier l’existant au point de rendre l’état antérieur impossible.

Extraits d’interview

Emmanuel Rey, associé de Bauart, professeur EPFL, directeur du laboratoire d’architecture et technologies durables (LAST)

Quelle place prennent aujourd’hui en Suisse les interventions dans le bâti ?

Dans un contexte de lutte contre l’étalement urbain et l’artificialisation des sols, la priorité est aujourd’hui à la régénération des secteurs déjà bâtis. Cela conduit à un intérêt grandissant pour la rénovation et la transformation des édifices existants. Le maintien d’identités urbaines locales, la promotion de la culture du bâti et l’intérêt écologique en matière d’énergie grise constituent autant d’arguments qui plaident dans ce sens.

Dans ce contexte, existe-t-il beaucoup d’exemples de reconversion d’édifices tertiaires en logements ?

Le thème est fréquemment évoqué de manière théorique, mais force est de constater qu’assez peu d’exemples aboutissent à ce jour. Même si le taux de vacance des bureaux est plus élevé que celui des logements, les reconversions se heurtent encore souvent à des complexités d’ordre technique et économique. Dans beaucoup de localisations, l’équation immobilière est pénalisée par un rapport défavorable entre des coûts élevés et des loyers assez similaires pour les logements et les bureaux.

Un film a été récemment réalisé sur le projet Brückenkopf. Quelle intention a conduit à la production d’un tel documentaire ?

La genèse de ce film repose sur la volonté de raconter la démarche architecturale, le caractère pionnier et l’aventure humaine de cette transformation, des premières visites dans l’édifice en situation d’obsolescence jusqu’à la vie quotidienne des habitantes et habitants. Grâce à la rencontre fructueuse avec les réalisateurs Reto Wettstein et Mathias Berger, cette intention a pu se concrétiser et aboutir à une création originale, qui a fait partie de la sélection officielle du Milano Design Film Festival 2022 en novembre dernier.

 

Texte : Christophe Catsaros
Visuel à la une : © Ruedi Walti

— retrouvez l’article sur Une reconversion inspirante. Brückenkopf, Berne dans Archistorm 121 daté juillet – août 2023 !