CHRONIQUE

RUBRIQUE SUR UN SUJET D’ACTUALITÉ

 

En plein débat sur la loi ELAN, la ministre de la Culture Françoise Nyssen a lancé le 17 mai dernier deux missions d’étude à l’occasion d’une rencontre avec les lauréats de la promotion 2018 des Albums des jeunes architectes et paysagistes (AJAP), sur le « désir d’architecture » chez les Français et sur la promotion d’une architecture de l’habitat de qualité. L’objectif du premier est de « consolider le rayonnement de la profession et sa reconnaissance comme levier de développement culturel, économique, social et environnemental ». Le second s’intéresse à « l’apport des architectes à la qualité de l’habitat » et à la valorisation de leur rôle dans la production du logement de qualité. Les deux rapports sont attendus mi-octobre, à l’occasion de la prochaine édition des Journées nationales de l’architecture.

Presque simultanément est paru un ouvrage publié par le même ministère intitulé La culture architecturale des Français, en coédition avec les Presses de Sciences Po [1]. Il rend compte d’une vaste enquête menée par Guy Tapie, professeur de sociologie à l’ENSAP de Bordeaux,  auprès d’un échantillon représentatif de Français sur leurs connaissances en matière d’architecture et sur leurs représentations en ce domaine. Cette enquête s’est intéressée à différents publics : candidats à l’entrée dans les écoles nationales supérieures d’architecture et étudiants diplômés, architectes en activité, grand public et médiateurs de l’architecture. Ils ont été interrogés sur leur connaissance de la discipline et de la profession.

Architecture moderne et contemporaine vs patrimoine ?

Bien que l’architecture définisse une partie importante du cadre de vie de tout un chacun, les résultats sont pour le moins contrastés. Il émerge de cette enquête une différence très claire voire une opposition entre la vision savante des architectes et des jeunes diplômés, celle des médiateurs dont la mission est de précisément susciter un désir d’architecture chez les Français et celle du grand public, catégorisé en différents groupes selon le goût et l’appétence pour la discipline. Les références populaires des architectes célèbres sont connues mais très limitées : Vauban et ses forts, Haussmann et Paris, Le Corbusier et ses cités radieuses sont parmi les plus cités, alors même que ni Vauban ni Haussmann n’étaient architectes. Parmi les contemporains, Jean Nouvel se détache mais n’est identifié que par une moitié des Français, alors que 80 % n’ont jamais entendu parler de Christian de Portzamparc ou de Renzo Piano. Sans doute cette très faible notoriété serait-elle à rapprocher de celle des artistes ou des compositeurs contemporains, dont la reconnaissance ne dépasse pas quelques cercles élitistes.

Maison sur la cascade, Frank Lloyd Wright © Carol M. Highsmith

Lors de l’enquête, sept photographies ont par ailleurs été présentées aux sondés, chacune représentative d’une vision de l’architecture : l’abbaye de Cadouin dans le Périgord pour le patrimoine, le stade olympique de Pékin pour le contemporain à caractère monumental, une simple zone pavillonnaire pour l’architecture vernaculaire contemporaine, un bâtiment iconique d’Amsterdam pour une architecture quotidienne d’avant-garde, le pont de l’Europe pour une réalisation relevant de technique, la Maison sur la cascade de Frank Lloyd Wright et le bâtiment du Bauhaus de Walter Gropius, deux œuvres emblématiques de l’architecture moderne. Les résultats sont, sans surprise, éloquents : les Français connaissent le patrimoine et y sont sensibles, tandis que l’architecture contemporaine et moderne est très largement méconnue, voire peu aimée pour la seconde, quoique la Maison sur la cascade soit plébiscitée, sans doute parce que c’est une maison individuelle de rêve dans un environnement exceptionnel. Quant aux étudiants en architecture, ils ne tardent pas à se glisser dans la peau d’un expert et à se couper du jugement du grand public au profit d’un point de vue très professionnel, comme le souligne Tapie : « Leur formation nous est apparue comme un monde assez clos, très autoréférencée qui, en définitive, évolue dans une relative ignorance de ce que peuvent penser les Français en matière d’architecture » [2]. Il est vrai que les étudiants se conforment aux canons de l’architecture moderne qu’on leur enseigne et que l’architecture traditionnelle goûtée par le grand public est largement ignorée, au mieux considérée comme un patrimoine à sauvegarder et non comme une source d’inspiration potentielle. Au-delà de la rupture précocement engagée avec les goûts du public, cette posture de la très large majorité des architectes fraîchement diplômés détourne naturellement les meilleurs professionnels de la conception d’architectures vernaculaires de qualité. La forte et inépuisable demande sociale en matière d’habitat « traditionnel » voire « historiciste » n’est finalement satisfaite que par les architectes les plus « commerciaux », voire par des lotisseurs ou des constructeurs qui répondent à ce marché sans y porter une exigence particulière d’architecture.

[1] La Culture architecturale des Français, sous la direction de Guy Tapie, co-édition Ministère de la Culture et Presses de Sciences-Po, 2018, 248 pages, 22€.

[2] Interview de Guy Tapie, 24 mai 2018, http://www.culture.gouv.fr/Actualites/La-culture-architecturale-des-Francais-un-enjeu-citoyen

Texte : Bertrand Lemoine
Visuel à la une : Cité Radieuse, Le Corbusier © Fred Romero

Retrouvez l’intégralité de la chronique de Bertrand Lemoine, au sein d’Archistorm #93