Des verrières et des voûtes de béton translucide se cachent par centaines dans les intérieurs de nos villes, au sein d’immeubles de logements, mais surtout dans les édifices commerciaux et industriels. C’est pourquoi la disparition de ces ouvrages est devenue massive et impose, en retour, une vigilance accrue.
Des matériaux qui ont façonné l’imaginaire moderne, le verre est à la fois le moins innovant – il l’est bien davantage aujourd’hui – et le plus révélateur. En effet, ce sont d’abord les matériaux métalliques (fer, fonte, acier), puis le béton, qui lui ont offert toujours plus de surface dans la construction. Et c’est l’idéal de l’économie de matière et de la transparence qui lui imposera des performances croissantes. Lorsque Joseph Paxton doit réaliser le gigantesque Crystal Palace pour la première Exposition universelle de Londres, en 1851, il utilise des vitres (18 000 au total) d’une taille inusitée en Grande-Bretagne avant 1840 ; des vitres qu’il avait lui-même demandées au verrier Lucas Chance pour la serre à ossature de bois de Chatsworth. Des palais de cristal similaires sont construits à New York (1853) puis Munich (1854) et consacrent le mariage de la fonte et du verre ; à Paris, les Halles centrales (1853-1858) conçues par Victor Baltard, comme Le Bon Marché (1870-1876), pour lequel Gustave Eiffel est associé à l’architecte Louis-Charles Boileau, se distinguent par l’ampleur mais aussi la transparence de leurs volumes. Fer et verre donnent encore une aura particulière aux passages couverts, galeries commerçantes qui préfigurent les Grands Magasins. La Galleria Vittorio Emanuele de Milan (1864-1878), de Giuseppe Mengoni, s’élève à 30 mètres de haut ; telle une rue intérieure, son avenue principale mesure 195 mètres de long.
Le rêve d’une présence unique du verre émerge avec les avant-gardes, plus particulièrement l’expressionnisme, en témoignent les incantations de l’écrivain Paul Scheerbart dans son texte Glasarchitektur (1914) : « La surface de la terre prendrait un tout autre aspect si, dans l’architecture, le verre supplantait partout la brique. Nous aurions alors un paradis sur terre et nul besoin de lever des yeux nostalgiques à la recherche du paradis céleste. » Ces mots n’auraient probablement pas été aussi marquants s’ils n’avaient été relayés par les architectes : la même année, Bruno Taut réalise en effet le pavillon du verre de l’exposition du Werkbund, à Cologne, dont le lustre, la nuit, montre la capacité du matériau, associé à la couleur, à « augmenter l’intensité de nos vies ». Laissant de côté les accents expressionnistes de l’immédiat après-guerre, l’avant-garde allemande jouera plutôt de la transparence architecturale comme d’une image de la transparence sociale. À travers vitrines, bow-windows, fenêtres d’angles puis façades entièrement transparentes, le verre a incarné l’un des grands paradigmes de la modernité, auquel sont encore associées les notions de légèreté, de fluidité et de salubrité.
Inventée par l’architecte suisse Gustave Falconnier à la fin du xixe siècle, la brique de verre soufflé, grâce au matelas d’air compris entre ses deux parois, surpasse quant à elle le vitrage en solidité et en isolations, thermique et phonique. Utilisée pour des cloisons, d’abord à Nyon (la ville de Falconnier) puis à Paris autour de 1900, elle est cependant cantonnée aux cages d’escaliers et aux façades sur cour. Invisibles depuis la rue, les audaces du verre ont été ainsi sous-estimées pendant longtemps. Dans le cas du très médiatique Castel Béranger (1895-1898), c’est Hector Guimard lui-même qui n’a guère fait la publicité du mur séparant l’escalier principal de l’escalier de service, réalisé en briques Falconnier de différentes couleurs ; probablement parce qu’il s’agissait là d’un produit industriel qu’il n’avait pas dessiné lui-même. Trente ans plus tard, pour l’immeuble de la rue Henri-Heine (1928), l’architecte reprendra le même principe, mais cette fois en jouant sur l’insertion des briques dans la maçonnerie, qui rapproche la composition du vitrail. Les frères Perret font eux aussi du verre un usage très discret, mais également décisif. Construisant en 1901-1902 l’un de leurs premiers immeubles de rapport parisiens, avenue de Wagram, ils dissimulent derrière une façade encore conventionnelle des puits de lumière en brique Falconnier de part et d’autre du couloir d’accès et, en guise de façade sur cour, un immense pan vitré sur ossature métallique. Dans le cadre contraint du parcellaire parisien, la lumière est en effet une conquête ; il faut aller la chercher, ce que font les Perret, avec plus de brio encore, au 25 bis, rue Franklin (1903) : renversant le principe de la cour réglementaire pour la disposer côté rue, ils n’ont plus d’autre choix que de dresser devant la cage d’escalier un mur de lumière, au moyen de briques Falconnier encore. En 1903, Henri Sauvage et Charles Sarazin vont bien plus loin et tentent d’appliquer la brique Falconnier à la façade sur rue de l’immeuble à bon marché de la rue de Trétaigne ; une proposition trop radicale qui leur sera refusée.
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Texte : Simon Texier
Visuel à la une : Giuseppe Mengoni, Galleria Vittorio Emanuele, Milan, Italie, 1864-1878 © Simon Texier
— retrouvez le dossier Patrimoine Le pavé de verre, patrimoine fragile dans Archistorm 114 daté mai – juin 2022