Urbanisme et complexité humaine en bord d’eau salée.

Cet automne a lieu, du 18 septembre au 14 décembre, la 2e Biennale dello Stretto, « biennale du détroit », en Italie du sud, non loin de Messine. La vocation de cet événement, à rebours de la vision ayant largement prévalu avec la globalisation, est d’interroger la spécificité côtière et maritime de l’espace méditerranéen en se focalisant sur son actuelle évolution en matière d’urbanisme. Loin de bannir le détail, on entre ici, au contraire, dans la chair du détail, la chair matérielle, la chair concrète, celle des équipements et des vies.

Installée dans le vieux fort Batteria Siacci surplombant le détroit de Messine, la 2e Biennale dello Stretto, à l’instar de sa précédente édition, se veut un laboratoire où la réflexion, exprimée dans le cadre d’un dense volet culturel, rejoint l’exposition – celle de réalisations et de projets pour le Mare Nostrum, la Méditerranée, cette mer continûment structurante et civilisatrice mais aussi en crise profonde.

Que nous apprend, à propos de cet événement transalpin de haute volée, le dossier de presse ? « La Biennale du Détroit est une manifestation culturelle qui prend racine entre la Calabre et la Sicile. Conçue et mise en œuvre par l’architecte Alfonso Femia, son contenu prolonge le travail de recherche initié avec 500×100 et une série d’événements culturels appelés « Méditerranée(s) Invisible(s) », initiés depuis 2018 dans la région. Ces travaux ont contribué à définir une connaissance approfondie des territoires proches du détroit, mais aussi des rivages européens, africains et du Moyen-Orient. La volonté de la biennale est d’accueillir un moment de réflexion, d’offrir et partager les contributions, expériences et sentiments, autour d’expositions, de rencontres, de débats et d’interventions afin de générer des retombées locales et sensibiliser des partenaires internationaux aux enjeux mis en évidence par le contexte des trois rives de la Méditerranée. »

Maintes civilisations, à l’échelle planétaire, se sont développées au fil de l’eau, essentielle à la vie (on estime que plus de 80 % des populations, dès le paléolithique, vivaient déjà en bord d’eau douce ou marine). C’est le cas, de façon éminente, pour la civilisation méditerranéenne, un des plus anciens foyers humains au monde après le rift africain et le Croissant fertile mésopotamien. Indispensable à la vie, l’eau satisfait les besoins primaires en hydratation, en hygiène et en produits alimentaires, via la pêche ou l’irrigation des friches agricoles. Elle est aussi ce support du transport côtier ou hauturier favorisant les échanges et, dans la foulée, l’implantation d’infrastructures de stockage ou de production telles que manufactures, ateliers et usines. Pièce maîtresse de la facilitation des échanges interhumains, commerciaux mais aussi culturels, l’eau est communicationnelle (elle permet le mouvement, par la navigation) et s’inscrit dans une géopolitique, au fil de la ligne d’eau terrestre alignant ports et hinterlands : une matière une, mais aux utilisations et aux effets variés. Comme l’écrit l’architecte Alfonso Femia : « Les frontières entre l’eau et la terre, les lignes que la mer, les rivières et les crêtes dessinent sur le territoire régissent la vie des gens ; l’excès et le manque d’eau guident l’architecture et tracent le paysage, les infrastructures, les récits, l’histoire des lieux : des paradigmes de conception incontournables ».

Penser une transition douloureuse

La première édition de la Biennale dello Stretto, voici deux ans, avait jeté les bases d’une réflexion spécifique sur la Méditerranée, ses espaces côtiers et ses flux. Qu’est-ce qu’un espace méditerranéen ? Existe-t-il ici une culture architecturale restée spécifique en dépit de la globalisation, aux effets niveleurs ? Comment abouter « les » Méditerranées, au pluriel, celle des Européens avec celle des Africains et celle des Asiatiques ? Cette deuxième édition de la biennale, plus particulièrement, met l’accent sur des thématiques au cœur de l’actualité : les changements climatiques, les migrations, les trois rives, les îles, le cinéma, la musique ainsi qu’un volet sur le numérique et la question de l’intelligence artificielle, dans cette optique multidisciplinaire qu’elle entend développer et préserver, au-delà des seules questions d’architecture et d’urbanisme. Une de ses thématiques, « Habiter autrement. Nomadisme et agitation », sous-tend l’idée d’une évolution inéluctable dont nous relevons au quotidien, depuis une vingtaine d’années, les prémices, évolution signifiée par une crise géographique intense et qui semble appeler à perdurer. La Méditerranée, espace hétérogène, est devenu un espace tampon, une frontière, ce lieu que l’on parcourt – avec de très hauts risques pour les migrants, comme l’on sait – à des fins de plus en plus essentielles et de survie plus que simplement domestiques ou touristiques.

Elle est aussi un espace urbain en développement accéléré sur fond d’artificialisation rarement contrôlée, de surpopulation, de segmentation sociale des unités urbaines favorisant les inégalités. Quelle ville au présent, en Méditerranée ? Et quelle ville future, et pour qui ?

La Méditerranée espace de conflits, en somme. Espace de concurrences de plus en plus impitoyables. Rien de nouveau sous le soleil, certes, dira l’historien – l’histoire continue, en tension plus que dans le repos et au bénéfice de cette « agitation » dont cette deuxième édition de la biennale fait une de ses entrées majeures. Que nous conte l’histoire locale ? La Méditerranée, à l’orée de sa configuration politique, a vu naître sans surprise de multiples organisations du contrôle des eaux et de ses usages : la ligue de Délos athénienne, au Ve siècle av. notre ère. Elle représente très tôt un échiquier où se jouent sans fin les oppositions pour la conquête de l’hégémon, la position de « premier rang » : les Phéniciens aux prises avec les Égyptiens, Rome contre Carthage, les Arabes puis les Normands en Sicile pendant les croisades, Venise, après les républiques maritimes et Gênes, s’emparant en 1204 de Constantinople, Philippe II d’Espagne puis les Anglais quelques siècles plus tard s’imposant comme puissances maritimes… L’eau méditerranéenne, en somme, a rarement été pacifique, elle a de tout temps été un enjeu – à l’exception, peut-être, sous l’Empire romain, qui seul est parvenu à réaliser l’unité du Mare Nostrum.

Un enjeu, qui plus est, l’eau de la « Grande bleue » l’est d’autant plus aujourd’hui, avec le réchauffement climatique. Ce dernier, on le sait, ébranle sévèrement l’espace méditerranéen, fragilisé déjà, dès avant la révolution industrielle, par la surpopulation locale, la surexploitation agricole, les incendies de forêts et une croissante raréfaction de l’eau douce. La pollution intense, qui naît des rejets urbains, des hydrocarbures, des pesticides, des microplastiques, fait de surcroît de la Méditerranée une mer « sale », en dépit de programmes d’assainissement menés en plus haut lieu à partir des années 1970. La hausse croissante des températures, désastreuse, assèche fleuves et zones marécageuses riches en biodiversité, rendant l’eau potable plus rare encore, rareté accentuée par la suroccupation touristique des zones littorales en croissance continue. L’évolution dramatique des conditions climatiques, faut-il le préciser, est plus rapide en Méditerranée qu’ailleurs : « La région méditerranéenne, nous renseigne ainsi l’étude Vers une Méditerranée plus propre, un suivi de l’initiative régionale Horizon 2020 (EEA Report No 07/2020), est l’une des régions du monde les plus touchées par le changement climatique. Le réchauffement y est plus rapide que la moyenne mondiale, les sécheresses ayant augmenté en fréquence et en intensité au cours des dernières années. La pénurie d’eau due au changement climatique et l’augmentation de la demande en eau liée à une démographie en hausse devraient faire passer le nombre de personnes classées « pauvres en eau » (c’est-à-dire, celles qui ont accès à moins de 100 m3 par habitant et par an) en Méditerranée de 180 millions à 250 millions dans 20 ans. » L’urbanisme, dans cette partie, a sa part de responsabilité. La récurrence accrue des épisodes climatiques calamiteux (pluies torrentielles, tornades, tempêtes de sable s’exportant d’Afrique sahélienne jusqu’en Europe continentale, phénomène de « tropicalisation ») n’est pas en effet sans tirer sa force nocive de l’artificialisation des sols sous l’effet de la construction, dopée par la pression démographique subie par les villes côtières méditerranéennes (inondations, glissements de terrain), tandis que les ressources traditionnelles tirées de la pêche se font insuffisantes. Que dire, enfin, du réchauffement graduel de la température de l’eau, avec ses mutations, briseuses des équilibres de surface et pélagiques (changement de la salinité, modification de l’axe des courants marins) ? L’environnement méditerranéen, à la stabilité écologique précaire, ne connaît pas la paix, engagé qu’il est dans une spirale humaine et industrielle plus vicieuse que vertueuse.

Voir depuis le sud

Penser la Méditerranée de façon pertinente passe par une attention prioritairement portée à l’eau : celle-ci maille le territoire et le fusionne tout en lui conférant ses spécificités locales au rythme des côtes, des équipements et de l’aménagement. L’espace aquatique méditerranéen, ce sont, comme l’exprime Alfonso Femia, différentes « lignes d’eau » signalées par leurs spécificités propres. Celles-ci, loin de s’accorder de manière automatique, donnent une image variée du paysage, elles offrent des perspectives, des points de vue esthétiques, conceptuels et économiques non forcément convergents. Le navigateur croisant au large de Santorin ne perçoit pas l’univers de la même façon que l’exploitant agricole de la zone côtière d’Adana ou que le promoteur immobilier de Cassis. Si tous « occupent » bien la Méditerranée, ce n’est ni de la même façon ni aux mêmes fins, au risque que ce tiraillement des actes et des ambitions suscite tension, division, développement non concerté et pour finir, échec organisationnel. Améliorer l’espace méditerranéen implique au préalable la parfaite connaissance de ce milieu, au prorata de l’eau ou, plus exactement, des différents usages de l’eau qui s’y déploient.

Si l’eau peut emprisonner les territoires, se faire frontière, segmenter les zones d’influence, voire isoler les populations non desservies par le transport et à l’écart des réseaux de communication, elle est aussi une force de liaison, un mouvement réticulaire qui connecte les insularités. Comment dès lors rétablir une forme de parité, d’équilibre, comment amenuiser les tensions ? « Vue depuis le nord, depuis l’Europe communautaire, depuis l’Europe riche, la Méditerranée laisse moins apparaître ses failles, ses contradictions », relève Alfonso Femia. Il n’est pas inopportun, dès lors, de privilégier en conséquence une vision depuis le sud, « méridionale », « sudienne », invitant à réorienter la perspective pour épouser celle qu’en ont les Méditerranéens les moins aisés, qui endurent le plus au présent et qui considèrent en témoins la Méditerranée comme un espace fragile, inégal, sur un mode où cette fragilité se voit incarnée. Une telle redirection du regard analytique n’est en rien malvenue ou suspecte, au sens par exemple où elle relèverait du glissement affectif, d’un positionnement politique assumant d’être « non-aligné », nassérien dans l’âme. De longues décennies de crise sociale, politique, religieuse en Algérie, en Grèce, au Liban, ne peuvent donner de la Méditerranée une vision que l’on va dire benoîtement « heureuse », positive en tout, portée par le sentiment de vivre dans une zone paradisiaque. La Méditerranée « juste » est celle que l’on pense à partir de ses problèmes, de ses fragilités.

La vraie géographie ? Celle-ci est locale, contextuelle, plurielle, complexe. Elle incite à cette réflexion élargie dont la 2e Biennale dello Stretto entend être inséminatrice. La Méditerranée, en l’occurrence, gagne à être approchée dans la densité de ses différentes « lignes d’eau » évoquées plus avant – la terre (le surplomb, la bordure), l’estran (le contact), la mer (l’écart), la ligne d’horizon (le lointain, ce qu’il y a « derrière ») –, qui sont des lignes de faille autant que potentiellement, des lignes de travail, de concorde possible, peut-être, autant de lignes de vie au destin entrelacé, mouvant et à méditer voire guérir. Cerner ce qui caractérise le plus exactement ces diverses entités, en bout de course, voilà qui permet seul de donner à l’espace méditerranéen « total » son véritable visage, son essence née d’une multiplicité d’essences non forcément solidaires les unes des autres. La paix commence dans l’examen de la guerre.

Biennale dello Stretto, 18 septembre – 14 décembre 2024.

Fort Batteria Siacci, Campo Calabro, Italie. Direction de la manifestation Alfonso Femia, Francesca Moraci et Mariangela Cama.

Texte : Paul Ardenne
Photos : La Biennale dello Stretto au Fort Batteria Siacci © Stefano Anzini

— Retrouvez l’intégralité de l’article dans archistorm 128 daté septembre – octobre 2024