EXTRAIT

HORS SÉRIE : SAINT-ÉTIENNE, CHEMIN FAISANT

REVALORISATION DE SAINT-ÉTIENNE : UN FUTUR QUI SE SOUVIENT

Engagé dans les années 1990, l’irrésistible phénomène de métropolisation a poussé les grandes villes françaises et européennes dans une course à l’attractivité et à la compétitivité. Afin de tirer son épingle du jeu, la tentation est grande de créer un objet architectural singulier à fort impact médiatique et touristique ou de bâtir ex nihilo un quartier périphérique porte-étendard de toutes les vertus présumées de la modernité et du dynamisme urbain. Si l’édification à Bilbao d’un musée Guggenheim met un point d’orgue au processus de revitalisation d’une ville industrielle en déclin jusqu’à devenir synonyme de coup de baguette magique économique, il est peu de dire que « l’effet Bilbao » a fait pschitt à Saint-Jacques-de-Compostelle avec la Cité de la culture de Galice[1], ou à Valence avec la Cité des arts et des sciences[2]. Loin de la revalorisation attendue, ces opérations se sont soldées par des gouffres financiers.

Clairvoyante, la Ville de Saint-Étienne — qui devait affronter une déprise économique et démographique — aura eu l’intelligence d’éviter cet écueil en optant pour une redynamisation innovante de son territoire. Réactiver la ville sur la ville en mobilisant toute sa résilience, agir contre l’étalement urbain en redonnant de la qualité à l’habitat, tels sont les fils conducteurs de la transformation urbaine stéphanoise, ainsi placée dès l’origine sous l’égide du développement durable. Le cap est ambitieux.

le secteur de Manufacture Plaine-Achille et ses 107 hectares : un aménagement créatif,
faiseur de lien

Réinventer les territoires « des rubans, des armes et des vélos »

À la barre de cette métamorphose, l’Établissement public d’aménagement de Saint-Étienne (EPASE) maintient ce cap depuis près d’une quinzaine d’années. En 2007, le contrat initial de plan État-région (CPER) lance une dynamique qui ne fut jamais freinée. Cette « opération d’intérêt national » se singularise par l’intrication très forte des différentes échelles du territoire — celles de l’État, de la Ville, de la Région, du Département — avec la métropole stéphanoise. Au fil des années et des expériences engrangées, l’Établissement public n’a eu de cesse d’ajuster ses méthodes aux évolutions sociétales et aux mutations propres à son territoire. La réussite convaincante de ses nombreuses opérations entérine la poursuite et l’amplification de la démarche que vient confirmer, en 2015, la signature d’un second contrat de plan État-région. Pour autant, ici, aucune recette toute faite. Bien au contraire, la conception des projets épouse au plus près leur contexte, ce contexte étant envisagé dans toutes ses dimensions, au-delà de ses seules manifestations tangibles, ouvrant des champs inexplorés et révélant des possibilités insoupçonnées.

À Saint-Étienne, le contexte reste profondément marqué par la très longue tradition industrielle qui a bâti la renommée de « la cité des rubans, des armes et des vélos ». La manufacture d’armes y a laissé une trace architecturale et symbolique puissante. La perte de ces industries traditionnelles, avec le déficit d’image, la déprise économique et démographique qu’elle aura engendrés, fut vécue par les Stéphanois comme un tournant majeur, la fin de tout un pan de l’histoire industrielle de la ville. Aussi, l’un des enjeux de l’EPASE a consisté à redonner de la valeur au territoire, dans sa matérialité, bien sûr, mais aussi dans sa dimension affective symbolique : Saint-Étienne se devait de retrouver son plein rôle de ville contemporaine dynamique.

Réhabilitation de IGH Loubet
Maîtrise d’ouvrage : EPA Saint-Étienne
Maître d’oeuvre : Tectoniques architectes

Intelligence collective

Pour mobiliser les investisseurs, proposer des opérations tertiaires ou commerciales et faciliter le redéploiement d’entreprises et la construction de logements, l’EPASE a délimité, lors de sa création, quatre grandes opérations d’aménagement autour du cœur historique de la ville.

Le premier projet, Châteaucreux, développe un quartier d’affaires renforcé par un programme de logements, de commerces et d’hôtellerie, au pied de la gare TGV, ouvert sur le grand paysage aux abondantes collines.

Le deuxième périmètre, Manufacture et Plaine-Achille, assure la reconversion du site de l’ancienne manufacture d’armes pour développer un quartier créatif qui se prolonge sur la Plaine-Achille. Ce positionnement a été impulsé par la création de la Cité du design voisine, venant consolider un pôle scientifique de pointe. C’est dans ce même cadre que, depuis 1999, se tient la Biennale internationale Design.

Le troisième grand projet est celui de la restructuration de la principale entrée en ville, située sur le secteur de Pont de l’Âne-Monthieu, ayant une vocation à la fois commerciale et d’activités.

La dernière transformation concerne plusieurs quartiers du centre-ville et cherche à renforcer leur attractivité. Cette requalification des quartiers anciens a démarré par Jacquard pour s’étendre ensuite à Chappe-Ferdinand, puis à Saint-Roch en 2016. L’idée est d’impulser un processus de réappropriation des espaces dépréciés du centre-ville, touchés par l’essor de l’habitat périurbain. Il s’agit de redonner le plaisir et le désir d’habiter confortablement l’hypercentre.

Dans ce cadre, un partenariat a été lancé avec l’Agence nationale de l’amélioration de l’habitat (Anah) pour mener à bien des réhabilitations de logements, proposer de nouveaux dispositifs visant à faciliter l’accession à la propriété. En parallèle, l’EPASE, en comaîtrise d’ouvrage avec la Ville, décide d’amplifier les démarches engagées dans ces quartiers en se dotant d’une nouvelle équipe de maîtrise d’œuvre urbaine (Mutabilis), afin de coordonner l’ensemble des actions, proposer un plan global à l’échelle d’un périmètre d’étude élargi qui doit notamment contribuer à rendre le cœur marchand plus attractif. Pour compléter ce dispositif et faciliter la transformation des rez-de-chaussée commerciaux, l’EPASE, grâce à un partenariat public-privé, crée une foncière qui devra assurer la gestion et la commercialisation de locaux préalablement rénovés pour répondre aux besoins des futurs commerçants.

Gymnase Jean-Gachet
Maîtrise d’ouvrage : EPA Saint-Étienne
Maître d’oeuvre : LINK architectes
Superficie : 3 000 m²

Le design, arme d’avenir

Pour porter cette mutation, Saint-Étienne possède l’atout de sa longue histoire industrielle, avec son terreau de savoir-faire multiples, apte à stimuler l’hybridation d’usages contemporains. On sait que ce passé fécond a construit de longue date un réseau de PME et PMI vigoureux, s’illustrant par une puissante capacité d’innovation. La part du secteur industriel représente aujourd’hui encore jusqu’à 12 % de l’activité stéphanoise, un pourcentage exceptionnel à l’échelle d’une grande ville. Les chiffres sont éloquents : pas moins de 31 000 entreprises développent leurs savoir-faire dans la métropole stéphanoise, dont 750 dans le numérique, un secteur-clé ayant créé 10 000 emplois. En outre, à la fin des années 1990, sous l’impulsion de l’urbaniste Jean-Pierre Charbonneau, la Ville fait appel aux compétences locales en matière de design, d’art, d’industrie et d’architecture (école supérieure d’art et design, école d’architecture, musée d’Art et d’Industrie, etc.) pour engager 100 opérations de requalification de l’espace public préfigurant ce que l’on appellera « l’aménagement transitoire ». En 2002, le maire de l’époque, Michel Thiollière, annonce la création d’une Cité du design qui deviendra, quinze ans plus tard, un acteur et un lieu incontournables, sur les plans national et international, de la démarche créative.

Ce choix stratégique de l’EPASE est rendu possible par l’inscription du projet dans le temps long, avec toutefois assez de liberté pour des interventions ponctuelles rapides. La continuité des processus s’objective de manière singulière par le biais de contrats-cadres avec les maîtres d’œuvre urbains étendus sur neuf années. La temporalité de ces partenariats permet d’adapter les projets sans remettre en question les ambitions fondamentales cadrées par les plans guides, où l’agilité va de pair avec des capacités d’adaptation au contexte. « Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage », la morale de la fable[3] bien connue pourrait servir de devise à la démarche.

De même, pour être efficient, l’EPASE s’autorise à changer de casquette pour se faire tour à tour aménageur, promoteur, investisseur, gestionnaire ou encore commercialisateur. Afin d’accélérer les opérations, l’établissement peut notamment assurer, selon les circonstances, le rachat ou l’expropriation d’immeubles, l’animation de copropriétés, la promotion immobilière ou la création de sociétés foncières.

Nouvel outil pour un Établissement public d’aménagement, le dispositif de foncière est suffisamment flexible pour mobiliser des sources de financement extérieures, et donc élaborer des projets que les investisseurs privés pourraient craindre de porter seuls. En 2012, la foncière créée en partenariat avec la Banque des territoires permet un mode de transformation audacieux d’une partie de l’ancienne manufacture d’armes, où le plan masse ne fait plus la loi, mais où le plan guide propose un cadre qui laisse libre l’expérimentation et cherche au plus près la justesse du projet. Ainsi, celui qu’a proposé l’architecte et urbaniste Alexandre Chemetoff, notamment pour la conversion du bâtiment de l’Imprimerie, met en avant la mutualisation et le réemploi en proposant des espaces polyvalents, des fonctions ou des ressources partagées. Ce parti pris du sur-mesure fait preuve d’un salutaire opportunisme, d’un pragmatisme sans a priori qui fait feu de tout bois, s’emparant de toute méthode propice à une régénération en finesse de la ville.

Le réveil du viaduc
Maîtrise d’ouvrage : EPA Saint-Étienne
Maître d’oeuvre : Jean-Michel Savignat,
Atelier De Ville en Ville, Laurie Guyot pour le collectif Carton Plein
Superficie : 1 000 m²

La bonne fortune du work in progress

La politique audacieuse de l’EPASE, associée à celle de la Ville et de la Métropole, porte ses fruits : la démographie retrouve son dynamisme, et Saint-Étienne — capitale européenne du design réputée — a rejoint le réseau des villes créatives de design de l’Unesco (RVCU). Le palmarès ne s’arrête pas là : en 2015, la Métropole obtient le label French Tech/Design Tech, affirmant sa prééminence en tant qu’unique ville Design Tech de France. Saint-Étienne accueille également quatre écoquartiers labellisés. Ainsi l’innovation est-elle un ferment à même de générer un véritable écosystème économique, démographique et urbain. L’EPASE, tel un sourcier qui détecte le trésor caché, a réussi à injecter les projets justes au bon endroit, irriguant tout son territoire. Une démarche innovante porteuse de l’espoir que la réinvention de la ville soit enfin autre chose qu’un slogan creux.

[1] Architecte : Peter Eisenman.

[2] Architecte : Santiago Calatrava.

[3] Le Lion et le Rat, Jean de La Fontaine.

Ce hors série est disponible en libriaires spécialisées et au sein du daté mai – juin 2021 pour les abonnés