PORTRAIT D’AGENCE

LINA GHOTMEH

 

Architecte franco-libanaise connue dans le monde entier grâce à des projets comme le Musée National Estonien, le complexe de la fondation El Khoury Stone Garden à Beyrouth ou la future gare Massena, Lina Ghotmeh est depuis 2016 à la tête de sa deuxième agence – Lina Ghotmeh Architecture – basée dans le 11ème arrondissement de Paris. Grâce à une approche humaniste et extrêmement sensible de l’architecture, elle enchaîne les projets alliant sobriété, innovation, élégance et un sens singulier de l’archéologie. Portrait d’une des agences les plus brillantes de notre époque.

 

Pour saisir ce qui fait le sel d’une équipe d’architectes, certaines visites d’agence peuvent s’avérer plus significatives encore que la visite de dix projets livrés. C’est le cas pour Lina Ghotmeh Architecture, agence installée depuis 2016 dans le 11ème arrondissement de Paris, à deux pas de Belleville. Pénétrer au sein de l’agence fondée par l’architecte franco-libanaise Lina Ghotmeh équivaut en effet à entrer dans un univers hors du commun, un environnement à proprement parler, situé à l’exact opposé de l’aspect lisse et aseptisé, d’ordinaire, aux agences parisiennes. Dans cet ancien atelier d’artiste décloisonné à l’aspect brut et non fini, l’équipe composée aujourd’hui d’une vingtaine de collaborateurs – issus d’une dizaine de pays différents – évolue dans ce que l’on pourrait qualifier au premier abord d’un joyeux bordel, mais qui, en réalité, s’avère être un chaos hyper-esthétique et savamment ordonné. Les tests de maquettes sont partout, de toutes les échelles, les murs sont remplis de traces d’anciens projets, de recherches visuelles, de croquis, de sources d’inspiration et de sublimes photographies de projets livrés… Un environnement brut et riche, à l’image d’une certaine conception du travail de l’architecte.

 

« J’aime cette idée qu’on est ici comme dans un grand cabinet de curiosités, explique L. Ghotmeh, dans lequel chaque projet redevient une inspiration en soi car je pense que cet environnement instaure une autre façon de faire. L’architecture n’est pas un processus linéaire mais bien un processus de croisements, de pensées, de va-et-vient, de recherches… Tout le rapport au passé du lieu que nous occupons et aux traces de nos propres travaux est une manière pour nous d’ouvrir notre imaginaire, d’ouvrir la réflexion, de faire émerger la critique. Mais au fond, renchérit-elle, ce que l’on recherche ici c’est essentiellement l’aspect humain des choses. En tant qu’humains on aime la matière car c’est à travers elle que l’on sollicite les sens, que l’on crée des émotions, que l’on se rapproche des gens. L’architecture aujourd’hui est trop souvent aseptisée, trop éloignée des gens. Donc que ce soit à travers notre lieu de travail ou nos projets, nous cherchons sans cesse à souligner que notre rôle consiste, avant tout, à créer des émotions et à faire désirer l’architecture. »

 

 

Pour cette architecte née au Liban en 1980, diplômée de l’Université Américaine de Beyrouth puis de l’École Spéciale d’Architecture de Paris, la question du rapport au passé et à la matière est en effet centrale, et ce depuis son premier grand succès professionnel. Après avoir un temps collaboré avec les Ateliers Jean Nouvel et l’agence Foster & Partners à Londres, c’est en 2005 qu’elle se fait connaître en remportant le concours international du Musée National Estonien. Salué unanimement par la presse internationale et couronné du Grand prix Afex 2016, ce musée est devenu emblématique de la démarche de Lina Ghotmeh et de sa première agence, D.G.T Architects, qu’elle fonde une fois le concours gagné pour mener à bien le projet. Si ce musée est d’ordinaire décrit comme un bâtiment avant-gardiste qui allie pertinence et beauté du geste, il est également une œuvre capable de poser de front la question du rapport au passé et au trauma. Le Musée National Estonien est en effet construit dans la continuité d’une piste militaire d’aviation ex-soviétique. Un choix délicat lorsque l’on sait combien l’histoire récente du peuple estonien s’est construite en opposition avec l’occupation soviétique. Une manière pour l’architecte qui a grandi dans un pays détruit par la guerre d’interroger le rapport à l’histoire, à une mémoire douloureuse, mais aussi de prouver que l’architecture est un moyen extrêmement puissant pour régénérer un territoire, aller de l’avant en composant avec le déjà-là.

 

C’est au terme de cet immense projet qui lui demanda près de dix ans de travail que l’architecte décide de quitter D.G.T pour fonder une nouvelle agence, Lina Ghotmeh Architecture. Une nouvelle aventure qu’elle conçoit dans la continuité de ses expériences passées, mais qui lui offre néanmoins plus de liberté. Invitée chaque mois pour des conférences, des colloques et des work-shop aux quatre coins du globe, l’architecte qui se décrit comme humaniste et, d’une certaine façon, libertaire, ne cache en effet pas son désir de contrôle. Si elle admet diriger son agence avec autant de pédagogie, d’écoute et de bienveillance que lorsqu’elle dirigeait jadis ses ateliers à l’École Spéciale où elle fut enseignante de 2008 et 2015, Lina Ghotmeh est à la Direction Créative de l’intégralité des projets de l’agence. De la plus grande à la plus petite échelle. Une manière de garder le contrôle tout en responsabilisant son équipe qu’elle souhaite libérée au maximum du poids trop lourd de la hiérarchie bureaucratique. Car si l’architecte est présente sur toutes les étapes d’un projet, de la phase de recherche, qu’elle affectionne particulièrement, à la conception en passant par le dessin, elle prend toutefois soin de respecter l’équilibre au sein de son équipe. « Ici, explique-t-elle, chacun est encouragé à avoir une vision critique sur les projets. Je souhaite voir mon équipe travailler comme une grande famille, une société soudée où chaque personne, du chef de projet au stagiaire, a un rôle déterminant, que ce soit dans les processus de travail ou la vie de l’agence. » Une direction qui n’empêche pas une très grande intensité de travail et des tensions liées, comme partout ailleurs, à la pression des rendus, mais qui permet une ambiance créative, positive et particulièrement dynamique.

 

 

Un dynamisme que l’on retrouve dans la manière dont les projets sont conçus par les membres de l’agence. Car au-delà de l’élégance et la dimension toujours très humaine qui s’en dégage, une profonde réflexion sur les territoires dans lesquels ils prennent place semble à chaque fois être leur moteur. L’idée qu’un projet appartient au sol dans lequel il s’ancre et duquel il émerge paraît en effet ici parfaitement incarnée. Si c’est bien sûr le cas avec le Musée National Estonien, c’est aussi vrai avec le complexe de la fondation El Khoury Stone Garden, un musée d’archives à Beyrouth dont le relief semble calqué sur le relief naturel, éblouissant, dans lequel il s’inscrit. « Un bâtiment, explique Lina Ghotmeh, n’est jamais un objet posé. C’est un être qui naît du lieu dans lequel il se développe. Le problème c’est que plus on construit, plus on a tendance à s’éloigner du rapport à la nature. Pour ce projet à Beyrouth, notre démarche consiste à dialoguer avec le terrain jusqu’à, d’une certaine manière, le reconstituer. Au final, le bâtiment s’enterre comme un animal qui dort sous le paysage. Derrière tout cela, il y a bien sûr beaucoup de recherches sur la mémoire qu’enferme un site, beaucoup d’allers-retours, de doutes, d’interrogations sur la matière, la place de l’humain… C’est pourquoi je crois que l’architecture doit aussi parfois savoir disparaître au sein de son territoire. Nos bâtiments prennent de la mémoire du site, de la matière du site, mais en même temps ils tendent à s’effacer. Cela exprime à la fois leur modestie, leur capacité à être au service de ceux qui l’habitent, mais aussi à produire des émotions et créer de nouvelles expériences. »

 

Et c’est sans doute dans ce goût pour la recherche sur le territoire, la matérialité et l’histoire que se situe la spécificité la plus saillante de l’agence. Comme si l’architecte se devait d’être d’abord archéologue pour pouvoir offrir les plus belles expériences. Si, pour Lina Ghotmeh, un bâtiment se trouve, il se découvre au fil des recherches et des réflexions, c’est qu’elle conçoit en réalité sa démarche comme une forme d’ « archéologie du futur ». Quel que soit le projet, quelle que soit l’échelle, il s’agit toujours de puiser dans les racines du passé les fondations des futurs bâtiments qu’elle conçoit avec son équipe, en gardant pour unique cap un avenir plus juste et durable.

 

Texte :  Adrien Pontet
Photos : Michel Slomka

Découvrez l’intégralité du portrait de Lina Ghotmeh au sein d’Archistorm 95 daté mars – avril