PATRIMOINE

QUAND LES CLASSIQUES INVENTAIENT LE MUSÉE MODERNE

L’historien Krzysztof Pomian publie en 2020 et 2021 une trilogie monumentale (Le musée, une histoire mondiale) qui, c’est certain, fera date. C’est l’occasion de revenir sur un moment charnière de l’évolution architecturale du musée : celui où ce programme, imaginé au XVIIIe siècle puis codifié et presque normalisé au XIXe, a vu ses fondements mis en doute au profit d’un idéal dit moderne. Dans son célèbre ouvrage A History of Building Types (1976), l’historien de l’art Nikolaus Pevsner résumait ainsi ce basculement : « In fact no new principales have turned up, except that the ideal of a museum as a monument in its own right has been replaced by the ideal of a museum as a perfect place to show, enjoy and study works of art (or of history or of science). »

Montrer, se délecter, étudier : ce fut et c’est toujours, en effet, une trilogie qui définit en grande partie le musée. Le programme, lui, s’était construit sur celui du temple et du palais. Et pour cause, ce sanctuaire des œuvres d’art avait pour mission de s’y substituer : les œuvres déplacées ou réquisitionnées devaient retrouver un espace qui leur correspondait, et c’est naturellement sur cette base que Leo von Klenze a construit ses bâtiments munichois et saint-pétersbourgeois, puis que, pendant un siècle, l’architecture des musées s’est développée en Occident. La Glyptothèque de Munich (Klenze, 1816-1830), le Louvre de Charles X (Charles Percier et Pierre François Léonard Fontaine, 1825-1830), l’Altes Museum de Berlin (Karl Friedrich Schinkel, 1823-1830), puis ceux qui l’ont suivi sur l’île des Musées ont ainsi posé les bases d’un programme spécifique et bientôt universel : le musée-palais ou musée-temple — selon les situations —, dont les murs devaient non seulement être dignes des œuvres qu’ils abritent, mais encore en former le pendant stylistique. On retrouve cette pensée à l’œuvre au Kunsthistorisches Museum de Vienne (Gottfried Semper et Carl von Hasenauer, 1872-1889), où aujourd’hui comme hier les œuvres de l’Égypte ancienne — pour ne prendre que cet exemple — sont immergées dans un spectaculaire décor néo-égyptien, rythmé par des colonnes à papyrus.

Berlin Nationalgalerie © Simon Texier

Une telle unité de style présente cependant l’inconvénient de figer les collections dans les espaces qui leur sont assignés : le déplacement de celles-ci les viderait de leur sens. Par ailleurs, l’idée qu’une œuvre ne s’apprécie que mise en relation avec un décor évoquant sa période de conception est peu à peu combattue au profit d’une contemplation « silencieuse » de la création artistique. Le Museum of Fine Arts de Boston (1906-1909) est de ce point de vue une réalisation charnière, une saisissante synthèse entre le palais tel qu’on le concevait depuis le début du xixe siècle et la machine à exposer que le xxe siècle appellera de ses vœux. Majestueux ensemble d’un néo-classicisme librement interprété, le bâtiment, construit par Guy Lowell, avec Edmund M. Wheelwright, D. Despradelle et R. Clipson Sturgis, se distingue d’abord par un plan-masse qui rompt avec le principe de l’édifice compact ou aux cours trop étroites. En façade, il affiche sur plus de 150 mètres de long une monumentalité assumée, considérée même comme garante d’une certaine qualité des objets rassemblés à l’intérieur. Les salles y sont pourtant dépourvues de tout décor, à l’exception de celles dévolues aux arts chinois et japonais, pour lesquelles une évocation a paru nécessaire afin de sensibiliser le public. Après une étude raisonnée des recherches menées au cours des dernières décennies, les responsables du musée ont en effet pris le parti de réinterpréter un type en l’adaptant aux nouvelles exigences de distribution et d’éclairage ; aucun élément surajouté ne doit en l’occurrence troubler l’œil du visiteur, l’objectif étant de placer ce dernier dans des conditions telles qu’il puisse apprécier chaque objet pour sa seule valeur. Les éléments du musée moderne sont déjà en place. (…)

Texte Simon Texier
Visuel à la une Kunsthistorisches Museum à Vienne © Joachim Pressl

Retrouvez l’intégralité de l’article de Simon Texier, Quand les classiques inventaient le musée moderne, dans le daté janvier-février 2021 d’Archistorm