Au cœur des grands ensembles, deux expositions revisitent les enjeux et l’histoire des quartiers populaires : l’une par une démarche d’enquête historique, La vie HLM, où le visiteur se retrouve plongé in situ dans le quotidien des anciens habitants d’une cité d’Aubervilliers; l’autre par l’univers visuel, Les grands Ensembles, faisant dialoguer bâtiment, habitants et créations, grâce au travail d’une vingtaine d’artistes.

L’Entretien avec Muriel Cohen et Sébastien Radouan, historiens et responsables de la recherche pour l’association du musée du logement populaire (AMuLoP) et Léo Guy-Denarcy, Responsable du Centre d’Art de L’Onde, ouvre le dialogue sur leurs projets.

Quelles transformations urbaines vous ont mises sur la voie de ces projets ?

Muriel Cohen : De nombreux quartiers populaires de banlieue, en première comme en seconde couronne, sont aujourd’hui menacés de destruction dans le cadre d’opérations de rénovation urbaine ou de disparition progressive sous les effets de la gentrification. Derrière la disparition des bâtiments, et souvent l’éloignement de leurs habitants, c’est aussi l’histoire de ces quartiers qui disparaît. Au delà de ces transformations, cette histoire reste mal connue du grand public, alors qu’il s’agit d’une partie essentielle du patrimoine de la métropole parisienne.

Léo Guy-Denarcy : Ce sont les mêmes enjeux de transformations qui ont fait naître le projet ainsi que les actions d’un ensemble de fondations de bailleur de collectivité dans le cadre du « renouvellement urbain » . L’idée de l’exposition Les Grands ensembles à L’Onde est de s’appuyer sur un ensemble d’œuvre, sur des projets portés par des fondations ou des collectivités, partiellement dans la dynamique de l’ANRU, est d’investir le champ artistique pour des processus de réhabilitation. Cela mettait en perspective ce croisement de problématique et d’enjeux liés à la réhabilitation d’un bâtiment qui passerait par l’accompagnement d’un projet issu de l’art contemporain lui-même sur le bâti, dans le logement social.

Muriel Cohen : Beaucoup de personnes remettent actuellement en cause l’intérêt et l’efficacité du logement social. Notre travail de recherche sur la vie quotidienne et les parcours résidentiels des anciens habitants de la cité Emile-Dubois, à Aubervilliers, montre, à partir d’une enquête micro-historique, que, jusqu’à aujourd’hui, ce sont des logements essentiels dans les trajectoires des classes les plus populaires pour qu’elles se stabilisent et accèdent au confort.

Sébastien Radouan : À travers l’exposition La vie HM, nous prenons véritablement la mesure de ce qu’est le logement social. C’est quelque chose, effectivement, de stabilisant, avec un bailleur qui, en gérant convenablement son parc, offre à ses locataires la possibilité de s’accomplir dans la société. En France, le logement social est aussi un laboratoire architectural et urbain, à travers lequel s’invente la société, avec des ambitions pour les classes populaires.

Exposition Les Grand Ensembles © Aurélien Mole

Quels sont les points de concordance entre les projets ? Comment font-ils écho l’un par rapport à l’autre ?

Léo Guy-Denarcy : Dans cette permanence du logement social, il y a deux histoires différentes mais qui d’une certaine manière raconte la même chose. D’une part avec la question de l’histoire personnelle de La vie HLM, et ensuite, à une échelle différente, Les Grands Ensembles qui cherchent à raconter une grande histoire visuelle qui s’étale du Modulor de Le Corbusier, très conceptuel quand il le fait, jusqu’aux travaux plus récent de Mohamed Bourouissa de 2005 ou dans les tableaux produits pour l’exposition par Yves Belorgey sur la Cité Jardin de Chatenay–Malabry de Paul Sirvin.

Muriel Cohen : La convergence se retrouve aussi, je pense, dans l’idée de renouveler le regard sur les grands ensembles, chacun à sa façon. Pour l’Amulop cela passe par la vie des habitants, en leur donnant la parole. À travers des parcours individuels, on accède à une histoire collective.

Ces deux expositions s’attachent à écrire partiellement l’histoire du logement populaire au sein des grands ensembles. Quelles ressources ont été utilisées pour effectuer ce travail de recherche laborieux ? Sur quels documents s’appuie-t-il ?

Léo Guy-Denarcy : Nous avons travaillée sur une base d’archives, avec la valorisation d’un ensemble de projets menés depuis une cinquantaine d’années. Beaucoup d’œuvres sont réalisées sur le bâti, dans le bâtiment, il était donc impossible de ramener ces travaux dans l’exposition. Il y a un corpus composé d’images et d’œuvres uniques empruntées à des collections publiques (Frac, Centre Georges Pompidou. Également un travail de production dont rend compte l’essai Les Grands Ensembles (édition Sombres Torrents), il est composé d’un travail de recherche critique, d’une approche curatoriale le tout construit sur des entretiens avec des chercheurs, des artistes, des directeurs de structures…

Muriel Cohen : Dans un premier temps, nous nous sommes appuyés sur des archives sérielles et administratives : listes électorales, recensements de l’INSEE, état-civil, afin de se faire une idée générale de la population de l’immeuble. Nous avons également consulté les dossiers des anciens habitants de l’OPH d’Aubervilliers qui ont apporté de la chair. Mais un aspect essentiel de la recherche a été de retrouver d’anciens habitants, dont certains ont accepté de raconter leur histoire et de faire partager leurs photos de famille. Ce sont ces familles qui sont au cœur de l’exposition.

Exposition La Vie en HLM © Delphine Queme

Sébastien Radouan : Dans notre démarche, le rapport au réel est très fort. Notre recherche est en effet induite par le bâtiment que nous investissons. En recueillant la parole des habitants sous forme d’archives, il y a, par exemple, la reconnaissance de leur vécu. Les habitants sont dépositaires d’une mémoire, d’une connaissance qui, en tant que telle, est mise à contribution dans notre dispositif. Leurs histoires et pratiques renouvellent, notamment, notre regard sur l’architecture des grands ensembles, tant décriée depuis les années 1960.

Comment le soutien du mécénat de la Caisse des Dépôts fait-il sens dans l’histoire du logement ?

Sébastien Radouan : Le soutien du mécénat de la Caisse des Dépôts a été déterminant pour mener à bien notre projet ; c’est le premier organisme à nous avoir fait confiance. La loi Siegfried de 1894, permet à la Caisse des Dépôts d’avancer des prêts aux organismes de construction HBM, (Habitation à Bon Marché). C’est ce levier financier qui va rendre possible la construction du logement social en France. Avec sa société centrale immobilière (SCIC), la Caisse des Dépôts contribue même directement dans les années 1950 et 1960, et de manière significative, à la construction des grands ensembles. En nous soutenant, elle donne ainsi à voir, très concrètement, le rôle positif qu’elle a joué dans les trajectoires résidentielles des familles en France.

Léo Guy-Denarcy : Au-delà du rôle légitimant qu’apporte ce soutien, un des aspects passionnants de leur travail se porte autour de l’axe « identité et mémoire », avec la volonté de transmettre cette mémoire du logement social et de voir comment se construisent des identités collectives.

Pour quelles raisons l’architecture des grands ensembles est-elle reconsidérée aujourd’hui ?

Léo Guy-Denarcy : Elle est surtout repensée, à des tas d’endroits. On a cette idée de comment rendre possibles des formes de réhabilitation souples, sur des formats assez expérimentaux dans ses mises en œuvre. Je ne sais pas si elle est véritablement reconsidérée, mais il y a beaucoup de démarches pour que justement elle le soit. Concrètement nos projets conduisent à un autre regard sur les Grands Ensembles, sur la pluralité des représentations et des acceptions de l’histoire des Grands ensembles. Les travaux de Valérie Jouve, de David Hammons ou encore le travail de Dan Graham nous permettent de voir qu’il y a plusieurs Grands Ensembles qu’il ne faut pas prendre la problématique par le prisme de la lecture des quartiers populaire, à l’image de Meudon la Forêt ou du Point du Jours, pour ne parler que de l’Ile de France.

barre d’immeuble Grosperrin, lieu de l’exposition La vie en HLM © courtesy of l’AMuLoP

Sébastien Radouan : À mon sens, on ne peut pas vraiment dire qu’il y a une considération sérieuse de ces grands ensembles, qui sont majoritairement menacés de démolition dans les quartiers populaires. C’est tout un modèle qui est aujourd’hui complètement mis à mort. Nous pourrions être plus attentifs à ce patrimoine qui a tant compté pour l’histoire de France et les familles qui y ont vécu.

En quoi ces expositions permettent-elles de se projeter sur le devenir des quartiers populaires ?

Muriel Cohen : L’exposition “La Vie HLM” cherche à déconstruire les nombreuses représentations négatives qui affectent les quartiers populaires et leurs habitants. Un des objectifs de l’exposition est de rappeler le rôle central des classes populaires de banlieues dans l’histoire nationale. Les scolaires qui visitent l’exposition en particulier en ressortent souvent avec une fierté renouvelée de leur histoire et c’est essentiel pour le futur.

Sébastien Radouan : On constate que l’État, depuis la mise en place de l’ANRU, développe des stratégies de rénovation qui ne prennent pas, en comparaison à celles engagées dans les années 1980, suffisamment en compte les habitants, leur attachement au quartier et surtout leur implication dans la vie collective. Les premiers grands ensembles ont, par ailleurs, été conçus avec une très grande intelligence, ce qui n’est pas assez montrée.

Léo Guy-Denarcy : Sur la dimension de la projection, on a eu l’occasion d’accompagner deux pôles de recherche sur l’avenir de la réhabilitation, avec des étudiants en architecture qui, justement, pensent des processus de réorganisation des Grands Ensembles. Le travail de nous avons accompagné avec le workshop Etrange Etranger au sein de l’Ecole Nationale d’Architecture de Versailles nous a permis de suivre un groupe de recherche (Etrange Etrangers) qui s’intéresse à la réhabilitation particulièrement à Marseille. Ils font preuve d’un grand pragmatisme et d’une bonne dose d’imagination. C’est peut-être ici que se joue une part du devenir des quartiers populaires.

Pour en savoir plus, retrouvez l’exposition « Les Grands Ensembles » visible jusqu’au 8 avril, au L’Onde Théâtre Centre d’Art, 8 bis, avenue Louis Breguet, à Vélizy-Villacoublay : https://londe.fr/spectacles/les-grands-ensembles

Ainsi que « La vie HLM » jusqu’au 30 juin 2022.
Réservations: https://www.laviehlm-expo.com/

Visuel à la une Exposition Les Grand Ensembles © Aurélien Mole
Interview Alexia Ros